Le sillon sanglant que laisse derrière elle l’armée russe marquera sans doute longtemps les esprits. Autant d’atrocités que la justice devra qualifier, juger, condamner – crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide.

De fait, à ce jour, 41 pays ont demandé à la Cour pénale internationale (CPI) d’enquêter sur cette barbarie, menant à l’ouverture le mois dernier d’une enquête par le procureur. Cependant, si la CPI peut enquêter sur les crimes commis pendant le conflit, elle n’a aucune compétence pour se prononcer sur la guerre elle-même. Et pourtant, c’est le crime d’« agression » commis par la Russie (et la capacité de le sanctionner, ou non) qui pourrait redéfinir irrémédiablement l’ordre international.

Dès après la Première Guerre mondiale, les États ont cherché à limiter et à encadrer la guerre, promettant à travers la Société des Nations de respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de chacun, la déclarant même hors la loi en 1928 avec le pacte Kellogg-Briand. Plus encore, après la Seconde Guerre mondiale, les « crimes contre la paix » ont été poursuivis par le tribunal de Nuremberg, qui a écrit d’eux qu’ils étaient « le crime international suprême, ne différant des autres crimes de guerre que du fait qu’il les contient tous ».

Mais c’est véritablement en 1945 avec la création de l’Organisation des Nations unies (ONU) qu’est consacrée l’interdiction de faire la guerre. En effet, la Charte des Nations unies interdit l’usage de la force par un État membre contre un autre, sauf en cas de légitime défense ou avec l’autorisation du Conseil de sécurité. Ce dernier, qui a la responsabilité principale de la paix et de la sécurité, peut autoriser le recours à la force, dans l’objectif de maintenir ou de rétablir la paix.

Le droit a théoriquement progressé dans la période récente : depuis 2018, les principaux dirigeants d’un État peuvent être tenus personnellement responsables de la conduite d’une guerre agressive et traduits en justice par la CPI.

Ainsi, une violation de l’interdiction de l’usage de la force peut constituer un crime d’agression… à un détail près : la compétence de la CPI en matière d’agression nécessite le consentement de l’État agresseur et de l’État victime, ou un renvoi par le Conseil de sécurité.

C’est là que le bât blesse : faute du consentement de la Russie, qui ne l’a pas donné et parce qu’elle est membre permanent du Conseil de sécurité, toute volonté de saisine de la CPI sera forcément écartée. Dès lors, les crimes commis pendant cette guerre pourraient un jour donner lieu à une décision de la CPI, mais il faudra beaucoup de créativité juridique et de volonté politique pour pouvoir statuer sur l’agression elle-même.

La justice pour l’agression a de nombreuses dimensions. Deux d’entre elles sont particulièrement importantes : la responsabilité individuelle pour punir les auteurs et la réforme de l’architecture mondiale de paix et de sécurité pour prévenir les guerres agressives.

Responsabilité individuelle

La décision de recourir à la force contre un autre État est prise au plus haut niveau. Dès lors, il est envisageable d’imaginer que Vladimir Poutine et ses sbires puissent être poursuivis sur la base de la compétence universelle – en effet, certains États dotés de lois sur la compétence universelle donnent à leurs tribunaux nationaux le pouvoir de poursuivre certains crimes graves commis par des ressortissants étrangers à l’étranger. À ce titre, le mois dernier, un groupe d’éminents juristes et chercheurs ont publié une déclaration commune1 appelant les États à créer un « Tribunal spécial pour la répression du crime d’agression contre l’Ukraine » dont l’autorité serait fondée sur la compétence universelle commune et le droit international général, similaire à Nuremberg.

Cette proposition, qui a bien entendu été approuvée par le ministre ukrainien des Affaires étrangères, et qui constitue indéniablement l’embryon d’un débat essentiel, pourrait se heurter à plusieurs écueils. D’un côté, il est difficile, voire impossible, de poursuivre des chefs d’État et d’autres hauts fonctionnaires en exercice devant des tribunaux étrangers, voire internationaux. De l’autre, il y a la question de la sélectivité : pourquoi cibler cette guerre agressive plus que d’autres ? Il suffit de penser à l’invasion de l’Irak en 2003, qui n’a pas été autorisée par le Conseil de sécurité.

Réforme de l’ONU

PHOTO TIMOTHY A. CLARY, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’adressant au Conseil de sécurité de l’ONU, le 5 avril dernier

La justice ne consiste pas seulement à punir les malfaiteurs. Il s’agit également de prévenir la survenue de tout dommage futur – dans ce cas, des prochaines guerres. Si, depuis 1945, la paix et la sécurité internationales sont garanties par le Conseil de sécurité dont les cinq membres permanents ont le monopole de la réponse aux menaces et aux atteintes à la paix, le président Volodymyr Zelensky, lors de son discours devant le Conseil de sécurité, a fait valoir que l’invasion russe créait un dangereux précédent.

En effet, les fondements du système international sont aujourd’hui ébranlés par la Russie : si la Russie conserve son siège au Conseil, le monde ne pourra plus compter sur le droit international pour assurer la sécurité, il ne restera alors que les armes… et les ambitions d’autres autocrates enhardis par la victoire politique de Moscou.

Peu après le discours de Zelensky, l’Assemblée générale a suspendu la Russie du Conseil des droits de l’homme. Mais il reste impossible d’exclure la Russie du Conseil de sécurité ou de l’ONU en général. Tous les mécanismes prévus par la Charte pour expulser un État membre, même en modifiant la Charte elle-même, nécessitent le consentement de chaque membre permanent du Conseil de sécurité.

Et si les discussions sur la réforme du système « P5 » sont en cours depuis des décennies, elles ne sont plus désormais seulement académiques. On a d’ailleurs franchi un pas important dans le renforcement du rôle de l’Assemblée générale en début de semaine. Le Liechtenstein, au nom de 38 autres États, a déposé une résolution qui rendrait obligatoire la tenue d’un débat à l’Assemblée lors de chaque veto apposé par un membre permanent du Conseil, preuve manifeste d’un besoin de réforme des institutions onusiennes. Car face à la barbarie du conflit en Ukraine, il est essentiel que justice soit rendue. Et pas seulement pour les crimes commis pendant la guerre. Il est nécessaire de débattre de l’illégalité de la guerre elle-même et de cette absurdité où l’État agresseur est également celui qui est censé garantir la paix.

1 Lisez la déclaration (en anglais)

Plus près qu’on pense

PHOTO ANDREW KELLY, ARCHIVES REUTERS

L’ambassadeur de Russie aux Nations unies, Vassili Nebenzia, représentant d’un pays agresseur pourtant censé garantir la paix en tant que membre permanent du Conseil de sécurité

La sécurité au Québec, au Canada et dans le monde est assurée par le Conseil de sécurité de l’ONU. L’autorisation de ses cinq membres permanents est requise avant qu’un pays ou une coalition puisse répondre à une menace à la paix internationale. Or, qu’un État qui mène une guerre agressive soit aussi garant de la paix internationale, mine la sécurité et fait peser des menaces sur tous les pays, y compris le nôtre.

Pour aller plus loin

Suggestions de lecture de Marina Sharpe :

Comment l’agression est devenue un crime international : Noah Weisbord, The Crime of Aggression : The Quest for Justice in an Age of Drones, Cyberattacks, Insurgents and Autocrats (Princeton University Press, 2019).

Sur le sens et l’histoire du génocide et des crimes contre l’humanité : Philippe Sands, Retour à Lemberg (Albin Michel, 2017).

Une brève histoire de l’interdiction de la guerre : Dylan Matthews, « How War Became a Crime », Vox (2022)

Lisez l’article (en anglais)