À la fois récit personnel et réflexion sur la laidophobie ambiante, Laideronnie jette la lumière sur la culture laideronne. L’auteure souhaite braquer les projecteurs sur une des formes de discrimination les plus ignorées.

En deuxième année, à l’école Notre-Dame de Roberval, j’étais souvent seule à la récréation. Je ne sais plus si c’était par choix ou par manque d’ami.e.s. En tout cas, je n’en conserve pas le triste souvenir d’un rejet, mais plutôt celui d’une solitude mélancolique dans laquelle, par moments, je me plaisais. Il faut dire que le paysage s’y prêtait : la cour d’école prenait fin à la naissance du lac, et les jours de grisaille venteux, les vagues traversaient la clôture et venaient mourir sur l’asphalte, aux pieds des petites filles laides. […]

Enfants, on est d’abord poussé.e.s en Laideronnie, puis on y est enfermé.e.s à double tour. Ensuite, ça devient chez soi, ça devient soi. Le centre, où s’ameute la beauté, c’est un espace étranger où l’on ne retrouve pas notre communauté. On ne veut plus sortir de l’Uglyland. On voudrait juste y être de notre propre chef et y déambuler avec aisance. Là où la belle saison est l’automne. […]

Désireuse de passer inaperçue, ma posture s’est adaptée ; le bassin vers l’avant, la tête penchée sur le tronc, les épaules rentrées, un petit œuf pour protéger le tout des coups qui pourraient venir de l’arrière, et le dessus de la tête fendant l’air pour aller plus vite vers des lieux isolés. Après des années d’essai, je peux affirmer que cela offre une piètre protection et, au contraire, attire davantage de quolibets. Aussi, bien qu’on l’espère, nos épaules ne peuvent jamais porter le poids du monde. La posture est cependant durable ; une fois enfilée, elle ne se laisse pas retirer aisément, et la physiothérapie est coûteuse. […]

J’ai eu beaucoup de belles amies. Contrairement à ce qui est dépeint dans certains mauvais films, je n’ai jamais senti qu’elles m’utilisaient comme faire-valoir. Je ne les jalousais pas non plus au point de les haïr ou de leur vouloir du mal et ne me sentais pas en compétition avec elles ; on appartenait à des cultures différentes. Entre belles et laides, il y a surtout de la curiosité. Et j’espère qu’il n’y a pas plus de rivalité entre belles, qu’il ne s’agit que d’une construction des médias. Je me suis souvent demandé ce que ça faisait de se voir belle dans le regard des autres, d’avoir confiance, en entrant dans une pièce, de plaire à la plupart des gens. J’ai même posé la question à une amie, qui l’a mal pris. C’était ridicule. Personne ne peut répondre à cette question : on évolue dans l’une ou l’autre des cultures. Et on ne peut se fier à l’apparence d’une personne pour savoir dans quel camp elle se situe puisque tout dépend de son parcours personnel. On trouve en Laideronnie des personnes qui respectent en tous points les canons, mais dont l’apparence a changé ou qui, malgré une image répondant aux critères, ont reçu des critiques suffisamment mortifiantes. Si intérieurement elles se sentent en terrain laideron, elles jouissent au moins du privilège de passer pour des non-laides aux yeux des autres. Alors que certaines personnes non conformes n’y vivent pas ou n’y vivent plus. Peut-être qu’elles n’ont jamais vécu de rejet, peut-être qu’elles ont investi dans les meilleur.e.s psys. Ma si belle amie qui n’a pas pu répondre à ma question bête vit peut-être avec moi en Laideronnie.

Qui est Kareen Martel ?

Kareen Martel a vécu son enfance au Lac-Saint-Jean, traversé sa jeunesse à Québec et elle vieillit maintenant à Gatineau. Diplômée en lettres, elle a publié des poèmes, entre autres dans les revues Le Sabord, Mœbius, Méninge et 17 secondes, et des récits, notamment dans Des nouvelles de Gatineau ! (Vents d’Ouest).

Laideronnie

Laideronnie

Éditions Somme toute
Mars 2022

117 pages