Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à David Goudreault.

Simon Roy n’arrive plus à lire. Plutôt pénible pour un écrivain, un prof de littérature ayant la lecture au cœur de sa vie depuis l’enfance. C’est d’ailleurs en lisant une brique de Knausgaard, Comme il pleut sur la ville, page 446, que les premiers symptômes ont frappé. Bizarres, les mots devenaient opaques. Leur sens, infranchissable. Il s’est penché vers Marianne, sa blonde, enseignante aussi. « Est-ce qu’il y a un problème de typographie ? » Le problème n’était pas là. Quelques minutes plus tard, il n’arrivait plus à parler.

À l’hôpital, sur une civière, en cuillère, ils ont pleuré, appréhendé les deuils à venir, succombé au vertige. « Pas plus d’une demi-heure », m’assure-t-il. Le cancer du cerveau, glioblastome de stade 4, n’allait pas faire de lui un fardeau pour ses proches, il n’allait pas passer à côté des joies à venir, il voulait vivre les quelques mois, quelques années accordés par le pronostic. Malgré la cruelle ironie d’une tumeur incurable installée dans la zone du langage, alors qu’il a érigé son existence autour des mots, vivre !

Je suis bien plus heureux depuis que j’ai le cancer… Je suis privilégié de pouvoir préparer ma mort.

Simon Roy

Contrairement aux petits canapés, tranches de fruits et morceaux de brie devant nous, c’est dur à avaler.

« Avant que t’arrives, j’ai coupé du bois de palette. Je me suis fait un feu, j’avais le soleil dans le visage, j’étais paisible. Avant, j’aurais vécu ça comme un moment quelconque, aujourd’hui, c’est précieux. Tout devient important. Le moment qu’on vit, là, il est précieux. » Et ses paroles le sont aussi. Surtout quand on sait qu’il a perdu l’usage de la parole trois fois dans la dernière année, que ce littéraire habitué de corriger de longs travaux peinait à terminer des dictées, qu’il devait lire des abécédaires pour enfants, se soumettre à des cours d’orthophonie pour se réapproprier les mots, reconnecter les neurones.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Simon Roy et Marianne Marquis-Gravel, à jamais unis par l’amour et l’amour des livres

Fait par un autre, son livre le plus récent lui échappait. Ciselé et fouillé, rédigé sur cinq ans, c’est l’œuvre d’un écrivain en pleine possession de ses moyens. Pourtant, il ne parvenait pas à lire les épreuves de son propre manuscrit. Marianne était là, encore, pour lui faire la lecture. Entre eux, un grand amour.

Et la mort. Tous les trois mois, Simon reçoit l’appel du docteur, aussi surnommé, sourire en coin, le bourreau. Celui-ci vérifie si la démence s’installe, si la détresse, la souffrance s’avèrent irréversibles. Ce moment venu, Simon sera mené à son dernier souffle, qu’il espère doux, à la maison, étendu dans son lit avec ses enfants et son amoureuse. « Avec la piqûre, ça dure quatre minutes, le temps d’une chanson. » Il a déjà choisi le morceau, et la dernière bouteille de vin à partager.

En attendant, des livres.

Marianne publiera un récit au titre évocateur, Dans la lumière de notre ignorance, chez Leméac, en septembre. Le résultat de sa thérapie par l’écriture, des heures passées à mettre ses angoisses et ses espérances sur papier, pendant que Simon dormait, assommé par les traitements. Lorsqu’il descendait la rejoindre, éprouvé, il lui demandait : « Lis-moi ce que tu as écrit. » Après quelques mois, il lui a annoncé : « Tu sais que tu tiens un livre ? Et il est bon ! » Il me l’affirme sans détour. « J’en ai lu et j’en ai corrigé, des textes, son récit est excellent. » Ses yeux brillent de fierté. Je le crois.

Lui aussi, ultime grâce, a pu écrire. Sous l’effet salvateur du Décadron, il a trouvé l’énergie et l’inspiration pour arracher un dernier tome à son cerveau malade.

Dix journées de frénésie, une douzaine d’heures d’ouvrage chaque jour. Une fulgurance pour nous offrir un bel hybride dont il a le secret, à la frontière entre l’essai, la chronique intime et l’autofiction. Il publiera Ma fin du monde chez Boréal, en mai. « Les deux derniers chapitres, mon éditeur dit que ce sont les meilleurs que j’aie jamais écrits. » L’art de partir en beauté.

Simon souhaite se rendre à l’automne, pour assister au lancement du récit de Marianne. Tout tient à un fil, mais le fil narratif de son histoire s’est déjà révélé plein de surprises, dures et belles. Il vivra peut-être jusqu’à l’hiver. Va savoir, comme disait l’autre.

On se salue, se serre dans nos bras. Simon m’offre d’emporter un bout de gâteau pour la route, du cantaloup ou du pain. Je repars plutôt avec son rire, son regard franc, et l’envie de relire ses mots, dont ceux-ci, tirés de son tout premier livre : « La seule issue heureuse consiste à avancer obstinément vers la lumière. Apprendre à marcher avec mes cicatrices ouvertes. Je n’ai pas le choix : je dois laisser les rayons du soleil pleuvoir sur moi comme les versets d’un ciel irradiant d’un magnifique rouge Kubrick. »