Andrew Leslie a la feuille d’érable à terre.

« Nous avons le pire système d’achat d’équipement militaire au monde », désespère l’ex-chef d’état-major de l’armée canadienne.

Depuis le début de l’agression russe, l’Ukraine implore l’OTAN de créer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de son territoire. Comme ses alliés, le Canada refuse par crainte de provoquer une escalade.

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Andrew Leslie, ex-chef d’état-major de l’armée canadienne

Mais avant de se demander ce que devrait faire le Canada, on devrait vérifier ce qu’il pourrait faire. La réponse courte : moins qu’il ne le prétend.

Après des années de reports et de reculs, le Canada n’a pas encore remplacé ses avions chasseurs CF-18, vieux de 40 ans. Ni acheté de système de défense antiaérienne. « Nous sommes le seul pays de l’OTAN à ne pas en avoir. Ce gouvernement n’a rien fait ! », tonne M. Leslie.

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Un avion chasseur CF-18 décolle de la base militaire de Bagotville, au mois de juin 2018.

« Et vous savez que je dis cela même si je suis libéral, n’est-ce pas ? », ajoute celui qui était whip du gouvernement Trudeau de 2015 à 2017.

Le Canada ne se distingue pas non plus par sa prévoyance. En 2017, un comité parlementaire recommandait d’armer préventivement l’Ukraine. Mais le gouvernement Trudeau a refusé. Il a attendu les bombes avant d’envoyer des armes létales.

Armes létales et autres équipements envoyés par le Canada à l’Ukraine après l’invasion russe

  • 100 systèmes d’armes antichars Carl Gustaf
  • 2000 roquettes
  • 600 gilets pare-éclats
  • 4500 lance-roquettes M72
  • Jusqu’à 7500 grenades à main
  • 1 million de dollars pour acheter de l’imagerie satellitaire
  • Fusils, mitrailleuses, pistolets et carabines d’une valeur de 8 millions de dollars
  • 1,5 million de cartouches
  • 390 000 repas préparés
  • Des sacs à dos

Depuis 2014, nos militaires ont aussi formé plus de 33 000 soldats et 2000 réservistes ukrainiens, dans le cadre de la mission Unifier.

Il ne reste presque plus de surplus. Pour envoyer de l’équipement à l’Ukraine, le Canada devra en acheter ailleurs, a reconnu la ministre de la Défense, Anita Anand, au début de mars.

Sous la cible

Le Canada ne respecte pas la cible de l’OTAN, soit de consacrer 2 % de son PIB à ses dépenses militaires.

Il se classe en queue de peloton. « Le 2 % n’est pas un objectif contraignant, et l’argent n’est pas la seule façon d’évaluer la contribution d’un pays », nuance Thomas Juneau, professeur à l’Université d’Ottawa. N’empêche que peu importe la façon de mesurer, le Canada ne fournit pas sa part.

Dans d’autres pays, la guerre en Ukraine sert déjà d’électrochoc. L’Allemagne, qui n’a longtemps pas fait mieux que le Canada, vient d’annoncer qu’elle respectera bientôt la cible de l’OTAN.

Le gouvernement Trudeau, lui, se contente de répéter son plan dévoilé durant son premier mandat. Il promettait alors de hausser son budget militaire de 70 %, ou 13 milliards, en une décennie. Et là encore, il y a de quoi être sceptique. Car bien des achats n’existent encore que sur papier.

Près du tiers de cet argent doit servir à l’achat d’équipements. Un récent rapport du Directeur parlementaire du budget parle d’« importants retards ». Près de 11 milliards en équipements ont été budgétés sans que la dépense ait été faite.

Ces achats sont gérés par le ministère des Services publics et de l’Approvisionnement. Ce royaume de la bureaucratie lance des appels d’offres absurdes.

Dave Perry, président de l’Institut canadien des affaires mondiales, donne l’exemple des frégates. « Douze sociétés ont demandé à participer au processus, même si on se doutait que très peu d’entre elles avaient les moyens de les construire. Seulement trois ont finalement déposé une offre. On a perdu plus de deux ans juste avec cela ! »

Autre exemple : les armes de poing Browning Hi-Power qui datent de la Seconde Guerre mondiale. Un contrat de remplacement avait été accordé en 2011, pour ensuite être annulé. Et en février, le nouveau contrat a été reporté une fois de plus.

Commandez maintenant, annulez plus tard

Il y a pire que les retards : les annulations de commande et les compressions. Une tradition bipartisane.

Le budget militaire est discrétionnaire. Pour un gouvernement qui cherche des économies, c’est une cible facile. Et puisque l’armée est apolitique, elle ne rouspète pas trop fort.

C’est ainsi qu’en 1989, Brian Mulroney annulait l’achat de 10 sous-marins nucléaires. En début de mandat, Jean Chrétien faisait la même chose avec les hélicoptères Sea King. Et il a enchaîné en sabrant le budget militaire de 20 %.

En 2004, l’armée était si exsangue que des experts posaient la question suivante dans un essai-choc : se dirige-t-on vers un Canada sans Forces armées ?

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La Défense nationale a pu compter sur un budget de 23 milliards en 2020-2021.

Les choses ne se sont pas réglées avec les conservateurs. La crise économique de 2008 a mené à de nouvelles coupes. Durant son dernier mandat, Stephen Harper a renoncé à l’achat prévu de véhicules armés. Ils coûtaient 2,1 milliards, ce qui équivalait aux réductions budgétaires imposées.

Sous M. Harper, l’armée a aussi renoncé à remplacer son désuet système Oerlikon de défense antiaérienne. Acheté dans les années 1980, il n’avait à peu près jamais servi. On le jugeait inadéquat pour les missions dans les Balkans et en Afghanistan. Il ne sera pas plus utile à l’avenir, prédisait-on. Avec la fin de la guerre froide, on anticipait que les combats futurs seraient des contre-insurrections au sol contre un ennemi rapproché.

Cela montre toute la complexité de ces achats. Ils sont coûteux et ils se font à l’avance en fonction d’hypothèses sur des menaces imprévisibles. C’est un pari sur l’avenir. Et pour un politicien, il n’aide pas à gagner des élections.

Cela pourrait toutefois changer avec la guerre en Ukraine.

Les libéraux promettent désormais de dépenser plus, sans dire combien. Les candidats à la direction conservatrice promettent aussi de mieux équiper les Forces canadiennes. Mais en même temps, ils dénoncent le déficit des libéraux. Ils proposent ainsi de dépenser à la fois plus et moins, sans préciser où ils feraient des coupes…

Atteindre la cible de l’OTAN coûterait 9 milliards par année. À titre d’exemple, c’est la somme consacrée au programme national de garderies. Les choix ne seront pas faciles.

Une vieille histoire

J’ai toujours pensé que les dépenses militaires ressemblaient à une police d’assurance. On sait que l’équipement pourrait ne jamais servir. La hauteur de la protection dépend de la tolérance au risque.

Jean-Christophe Boucher, politologue à l’Université de Calgary, croit que c’est plus compliqué. Il a mené plusieurs sondages sophistiqués sur le sujet. Sa conclusion : plus les tensions géopolitiques augmentent, plus la population accepte de dépenser.

Les Canadiens sont moins naïfs qu’on pourrait le croire. Dans son enquête menée en 2020, 41 % des répondants jugeaient que les menaces contre le Canada étaient « élevées ».

Il n’y a pas si longtemps, on craignait d’abord le terrorisme islamiste. Plus récemment, c’est l’extrême droite qui a retenu l’attention. À cela s’ajoute la Chine qui a testé en 2021 de nouveaux missiles hypersoniques difficiles à détecter. Et maintenant, la Russie dit les utiliser en Ukraine.

Au début de l’hiver, de nombreux experts croyaient que Poutine n’envahirait pas l’Ukraine. Ils réfléchissaient en fonction de leurs valeurs occidentales. Dans son essai Putin’s World, la politologue Angela Stent démontre pourtant que cette agression se situe dans la continuité de l’histoire russe. Le maître du Kremlin fait en quelque sorte sa terrible synthèse entre le passé tsariste et communiste. Il renoue avec l’impérialisme russe, symbolisé par l’insigne de l’aigle à deux têtes qui contemple en même temps l’Est et l’Ouest.

Au fond, le monde a moins changé qu’on le croit. La tentation de la folie guerrière n’a jamais disparu.

En écrivant ces lignes, j’ai une impression d’irréalité. Je me demande si je sombre dans l’alarmisme ou si je sors de mon déni. Peut-être ai-je tout simplement une posture bien canadienne. Celle de se dire que même si le pire arrive, ce sera loin de chez nous et les États-Unis viendront à notre secours.

Washington sent que c’est ainsi que son allié réfléchit et cela l’exaspère. Il faut remonter aux années Mulroney pour trouver le dernier gouvernement ayant consacré 2 % de son PIB à son armée. Depuis, tant les libéraux que les conservateurs ont dépensé moins. Et tant les démocrates que les républicains l’ont déploré.

Trop dépendre des États-Unis est périlleux, comme l’a démontré la présidence de Donald Trump. Et à en juger par les sondages, il pourrait revenir au pouvoir en 2024…

Perdre le Nord

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Si le Canada hausse son budget militaire, où devrait aller l’argent ?

C’est dans l’Arctique que le Canada peut être le plus utile, croit Thomas Juneau.

« Nos capacités sont malheureusement très modestes, note-t-il. On n’est même pas capables de bien surveiller nos côtes. Ça nous enlève beaucoup de crédibilité », dit cet ancien analyste au ministère de la Défense qui a aussi codirigé l’essai Top Secret Canada – Understanding the Canadian Intelligence and National Security Community.

Depuis des années, le Canada reporte la modernisation du NORAD (Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord), qui est chargé de protéger l’espace aérien de tout le territoire, y compris dans l’Arctique.

À la fin des années 1980, le Canada y a créé avec les États-Unis ce réseau de 47 stations radars. Quelques fois par année, elles détectent des bombardiers russes qui sont ensuite interceptés par nos pilotes. Mais ces stations vieillissent aussi vite que les CF-18… Leur fin de vie est prévue pour 2025.

Le dossier est politiquement délicat. Nos politiciens ne veulent pas être accusés de céder une partie de notre souveraineté territoriale à Washington. C’est pour cela que Paul Martin avait renoncé à participer au bouclier antimissile.

Un contrat d’entretien des stations radars de près de 600 millions sur sept ans a été accordé en janvier. C’est toutefois loin d’être suffisant. Les stations utilisent encore l’informatique du dernier siècle. Les moderniser coûtera au moins quelques milliards au Canada – l’estimation reste hasardeuse, car la technologie n’a pas encore été choisie.

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Le brise-glace nucléaire russe 50 ans de la Victoire, au pôle Nord, le 18 août dernier.

Pendant ce temps, la Russie est déjà bien présente dans l’Arctique. Pas moins de 20 % de son économie dépend des ressources naturelles qui y abondent. Elle y montre aussi ses muscles. En 2016, elle a dévoilé un nouveau brise-glace nucléaire. Et l’année dernière, elle a réclamé une immense portion du fond marin qui s’étend jusqu’à 200 milles nautiques du Canada, la limite permise par les traités internationaux.

La bonne nouvelle, c’est que cette demande a été faite devant l’ONU, comme le prévoit le droit maritime.

De façon générale, les relations dans l’Arctique sont meilleures. Mais on n’est pas à l’abri d’un dérapage, volontaire ou accidentel.

Andrea Charron, directrice du Centre des études en défense et en sécurité de l’Université du Manitoba

Un vieil exemple : en 1983, l’exercice Able Archer de l’OTAN a failli se transformer en catastrophe. L’URSS croyait qu’une véritable attaque approchait. Elle se préparait à une riposte.

L’OTAN a récemment mené des exercices dans l’Arctique, et la Russie en a profité pour naviguer dans le voisinage, par provocation, dit Mme Charron.

Voilà un autre rôle de la surveillance dans l’Arctique : désamorcer les crises.

Engagez-vous, qu’ils disaient

En 2017, trois rapports du Sénat ont dressé la liste des achats prioritaires. Outre les avions chasseurs attendus depuis une décennie, on a notamment proposé d’acquérir 12 sous-marins, un 2e pétrolier ravitailleur et 18 navires de combat.

Pour quels types de missions ?

Le Canada a toujours prétendu avoir une armée polyvalente pouvant opérer dans tous les terrains. Mais les moyens ne suivent pas. « On saupoudre de l’argent dans tous les domaines, en se faisant croire que cela suffira », déplore Dave Perry.

Chez les experts, c’est un vieux débat : doit-on spécialiser nos Forces ou essayer de faire un petit peu de tout ? Y compris dans les interventions civiles ?

PHOTO JEFF MCINTOSH, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La cible actuelle des Forces armées est de compter dans ses rangs 70 450 membres permanents et 29 550 réservistes.

Le dérèglement climatique rend les inondations et incendies de forêt plus fréquents et plus violents. On demande à nos militaires d’aider. Or, ils sont peu nombreux. Les conservateurs proposent de porter à 100 000 le personnel des Forces, mais c’est peu réaliste à court terme. On ne réussit même pas à atteindre la cible actuelle de 70 450 membres permanents et 29 550 réservistes. La gestion honteuse des agressions sexuelles n’aide pas, tout comme la pandémie. Mais le problème d’attractivité semble plus profond.

PHOTO JONATHAN NACKSTRAND, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des soldats américains participent à l’exercice Cold Response 22 de l’OTAN, à Sandstrand, dans le nord de la Norvège, le 21 mars.

On en a vu les conséquences lors d’exercices militaires l’hiver dernier dans l’Arctique. Pour la mission Arctic Edge du NORAD, le Canada a déployé 400 militaires. Il ne lui restait que 10 soldats à envoyer pour l’exercice Cold Response de l’OTAN dans l’Arctique norvégien. Seulement 10 Canadiens parmi les 30 000 militaires participants…

Les Forces sont à bout de souffle. Il manque environ 5000 membres réguliers et 6000 réservistes. Et parmi ceux en poste, plus de 10 000 sont malades, blessés ou inadéquatement formés. Donc non disponibles pour partir en mission.

Le Canada enverra bientôt 125 militaires en soutien aux 540 qui dirigent déjà la mission de l’OTAN en Lettonie.

Andrew Leslie tient à rendre hommage à ceux qui sont en poste. « Je l’ai vu de l’intérieur : nos hommes et nos femmes sont parmi les meilleurs. Le problème, ce n’est pas eux. C’est nous. C’est le peu de moyens qu’on leur donne. »

La ministre des Finances, Chrystia Freeland, met en garde depuis des années contre la menace russe. Pour rester crédible, son budget devra être à la hauteur de ses discours.