Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Kim Thúy.

Quand nous rendions visite à mes grands-parents paternels et ma tante Nam à Rach Gia, une ville côtière du sud-ouest du Viêtnam, je savais d’avance que j’aurais peur des fantômes dès que je traverserais le seuil de leur porte. D’abord, il y avait cette immense salle réservée aux autels des ancêtres. En brûlant des tiges d’encens, je devais suivre ma tante pour saluer les aînés de plusieurs générations. Ma tante leur parlait comme s’ils étaient encore vivants : « Grand-Oncle, tu as entendu les oiseaux chanter ‟Kim Thúy” hier ? Eh bien, elle est arrivée saine et sauve. Elle a grandi, n’est-ce pas ? » « Ma Sœur, je trouve qu’elle a tes yeux… » Chaque dialogue avec les photos ou dessins accrochés aux murs pouvait durer de longues minutes. Les genoux tremblotants de la petite fille que j’étais enduraient toutes ces minutes en comptant l’infini.

Immanquablement, à l’heure du repas, mon père répétait l’anecdote de l’ampoule suspendue au-dessus de la table de leur ancienne maison qui bougeait de temps à autre pendant l’heure d’études. Ma tante ajoutait qu’ils allaient dans l’entre-toit vérifier s’il n’y avait pas un enfant qui jouait des tours en tirant sur le fil, ou un animal quelconque qui le grugeait même si tout le monde savait déjà que c’était une manifestation du fantôme appelé « Femme au long cou », le seul qui avait déménagé avec eux.

Avant de rentrer le moustiquaire sous le matelas pour bien nous protéger des piqûres, ma tante nous rappelait de bien regarder la cuvette des toilettes avant de nous asseoir pour éviter de heurter la Femme au long cou qui s’y installait souvent. Afin de camoufler sa lâcheté, un de mes cousins urinait sur son frère au milieu de la nuit pour que ce dernier prenne le blâme d’avoir fait pipi au lit.

La chambre de mon père donnait sur une grande terrasse surplombée d’un vieil arbre géant aux fruits ronds et lourds que les Vietnamiens appellent « seins de lait », probablement en raison de leur jus laiteux et de leur chair dense et blanche. Cet arbre se situait à l’intérieur des murs de deux mètres de haut. Sans cette clôture impénétrable, les enfants auraient grimpé aux branches immenses de cet arbre, les adolescents y auraient gravé le nom de leur amour rêvé et les adultes auraient cueilli les fruits pour les vendre.

Sans doute pour me ménager, mon père attendit longtemps avant de me conter cette histoire qui le hante encore : une nuit, il entend un bruissement inhabituel dans le feuillage. Il distingue de son lit une ombre entre les branches. Il se lève avec une arme dans les mains, espérant qu’il ne s’agisse que d’un nouveau fantôme, amoureux de la Femme au long cou. En temps de guerre, il faut redoubler de prudence et éviter de se fier à son premier instinct. Il s’avance donc avec son arme en joue, une arme encore vierge avec un doigt de novice sur la gâchette. Le clair de lune révèle mon père à l’intrus et l’intrus à mon père, l’éclat d’une lame de couteau d’un côté et d’un long canon de l’autre. Ils se toisent une fraction de seconde, puis l’intrus tombe soudainement par terre et se casse la cheville.

Mon père emmène discrètement l’intrus à l’hôpital. En chemin, mon père reconnaît le jeune garçon. Ils se saluent en tant qu’habitants d’un même quartier depuis des générations et en tant que citoyens d’un même pays en guerre, déchiré en factions où il n’est plus possible d’être ni pour ni contre. Mon père ne pose aucune question. Il comprend déjà ce qui a incité le jeune à commettre ce geste dangereux.

En temps de conflits, la tristesse sème la graine de la haine à tout vent et la colère la plante directement dans le cœur des enfants. En temps de guerre, cette graine croît à chaque instant, à la vitesse vertigineuse des incertitudes fusionnées aux incompréhensions, multipliées par des malentendus, solidifiées par les deuils ; le tout injecté de blessures.

Mon père explique aujourd’hui pourquoi il a demandé à la police de ne pas procéder à l’arrestation de ce garçon qui était l’un des 3300 lycéens sous sa responsabilité. Son emprisonnement aurait obligé au moins 10 autres membres de sa famille à prendre parti d’un côté ou de l’autre pour soutenir un proche, mais également pour honorer tous les fantômes errants, soit des morts disparus prématurément.

Le lycéen a pleuré dans les bras de mon père avant de retourner à l’école avec la cheville et le cœur soignés. Encore aujourd’hui, mon père remercie la Femme au long cou, qui, en immobilisant son doigt sur la gâchette et en cassant la branche du même coup, a su préserver leur innocence à tous les deux.

Sa conclusion, toujours la même : « Depuis cet incident, je ne l’ai plus jamais revue. N’ayez jamais peur des fantômes, seulement des humains. Car l’horreur est humaine. »