Le temps est glacial à Montréal, mais un peu du soleil d’Haïti entre chez moi par le sourire d’Emmelie Prophète sur Zoom.

J’ai une petite pointe de jalousie lorsqu’on lui apporte son café noir sans sucre, car il est certainement meilleur que le mien. Le café est tellement bon en Haïti (et aussi le chocolat, les mangues, les avocats, les langoustes, le poisson gros-sel, le rhum, je m’arrête ici avant de me faire souffrir davantage).

Emmelie Prophète est l’une des premières personnes que Dany Laferrière m’a présentées à Port-au-Prince, la veille du séisme de 2010. Elle était alors à la tête de la Direction nationale du livre et nous avons gardé contact, car c’est une personne extraordinaire. J’ai été surprise d’apprendre qu’elle avait accepté le poste de ministre de la Culture et des Communications dans l’actuel gouvernement haïtien, alors que le pays traverse une période extrêmement difficile depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse. N’est-ce pas risqué en ce moment ? « Mais c’est toujours risqué, c’est pour ça que j’avais dit un non catégorique en novembre », me répond-elle. Emmelie Prophète a finalement accepté sous la pression du monde culturel haïtien et du premier ministre Ariel Henry. « Il m’a dit : ‟Écoute, si tu ne m’aides pas, comment veux-tu que je tente de changer quelque chose ?” »

PHOTO ÉTIENNE CÔTÉ-PALUCK, COLLABORATION SPÉCIALE

Emmelie Prophète dans son bureau à Port-au-Prince

Emmelie Prophète est une fière Port-au-Princienne de naissance, qui a grandi dans une famille de la classe moyenne (père fonctionnaire, mère couturière) et elle n’a pas l’intention de quitter son pays, peu importe la tourmente. Elle aurait facilement pu aller grossir les rangs de la diaspora, en ayant étudié ou travaillé aux États-Unis, en France et en Suisse. Mais Emmelie fait partie de celles qui restent, et elle me cite une étude troublante qui vient de paraître, selon laquelle 82,3 % des Haïtiens rêvent de quitter Haïti. « Mais les Haïtiens et les Haïtiennes doivent savoir qu’il n’y a plus d’Eldorado, il faut qu’ils construisent leur pays, leurs lieux de vie », dit-elle de sa voix grave et radiophonique – elle fait de la radio depuis longtemps, je vois son micro qu’elle utilise pour l’émission Les carnets d’Emmelie qu’elle tenait sur Magik9 jusqu’à sa nomination.

Les plus cyniques pourraient se demander à quoi sert un ministère de la Culture dans un pays effondré comme Haïti, mais je rappelle ici la célèbre phrase de Dany Laferrière au lendemain du séisme de 2010 : « Quand tout tombe, il reste la culture. » Ce n’est pas Emmelie qui le contredirait. « La culture a toujours soulevé beaucoup d’espoir dans ce pays. C’est peut-être aujourd’hui l’unique manière d’imposer Haïti de manière positive dans les médias internationaux. La culture qui vient d’Haïti est originale, elle fait parler d’elle, on apprend ce pays à travers sa culture. »

Elle est au-dessus de tout et montre cet autre Haïti qui existe malgré tout, malgré les défaites et les accidents, cet autre Haïti qui ne peut pas être noyé dans toute cette mer d’incompréhension et de désastres.

Emmelie Prophète

Elle l’a prouvé avec son roman Les villages de Dieu, très ancré dans la réalité contemporaine d’Haïti, au sein des quartiers populaires minés par les gangs, car en plus d’être haute fonctionnaire depuis 2006, Emmelie Prophète, qui a fait ses études en lettres et en droit, est journaliste, poète et écrivaine. Ce roman, paru l’an dernier sans tambour ni trompette aux éditions Mémoire d’encrier – la maison d’un autre vieil ami, Rodney Saint-Éloi –, a connu un vif succès lorsque Dany Laferrière en a fait l’éloge dans un texte où il passait carrément le flambeau à Emmelie Prophète si on voulait dorénavant connaître par la littérature ce qu’est Haïti aujourd’hui. « Il m’a dit : “Ne crois pas que je t’ai rendu service en faisant cela, je me suis rendu service”, se souvient-elle en riant. Ce roman a été un moment extraordinaire dans ma vie, il est différent de tout ce que j’ai écrit avant. » Pour le découvrir, sachez que son premier roman, Le testament des solitudes, paru en 2007, sera réédité le 16 février chez Mémoire d’encrier.

Comme nouvelle ministre, Emmelie Prophète a l’intention de lancer un projet qui lui tient à cœur depuis longtemps : une vaste campagne d’éducation citoyenne. « Afin que l’Haïtien se regarde un peu plus et comprenne qu’il doit agir sur son environnement. Qu’il doit créer, peut-être tout seul, de meilleures conditions de vie. Il faut qu’il se réconcilie avec lui-même et comprenne qu’il ne peut pas vivre dans le fatras, que c’est sa responsabilité, et que ses convictions ne sont pas à vendre. Dans les 10 dernières années, il y a eu des choses abominables dans ce pays, des gens qui votaient pour 1000 gourdes, mais on ne peut pas vendre ses propres convictions. »

Il faut avoir un vrai discours sur nous-mêmes, car il y a une véritable crise du discours, parce que l’État a perdu sa capacité de mise en scène. J’essaie de réveiller quelque chose. C’est un très gros pari que je prends, et je ne sais pas si je vais réussir.

Emmelie Prophète

Si elle n’y parvient pas, qui d’autre le pourra ? Emmelie Prophète est née sous la dictature et confie qu’elle n’a pas connu de moments simples depuis la chute de Duvalier. « Nous sommes entrés dans une période de transition sans fin, sans savoir ce que nous voulons réellement et quels contours donner à ce qui serait profitable pour tous. Nous sommes allés d’erreur en erreur, de colère en colère et d’échec en échec, et aujourd’hui, nous ne savons pas quoi faire. Ça part dans tous les sens, et il y a une sorte de dévoration dans la société, chacun veut prendre sa place, mais en éliminant l’autre de préférence. Nous obtiendrons la paix quand on trouvera les moyens de respecter les lois sur lesquelles nous serons tous d’accord. Nous avons besoin d’un apaisement, parce que ça va continuer tant que ce sera la loi du plus fort. »

Et si Emmelie Prophète reste en Haïti, c’est que, malgré tout, ce pays lui a beaucoup donné et a fait d’elle la femme qu’elle est. « Tout le monde ne peut pas partir, comme j’aime à dire. Je suis fondamentalement de ce pays. Je suis Prophète dans mon pays aussi, parce que c’est d’ici que je peux parler. Je ne vois pas comment on pourrait écrire, d’un autre endroit, un livre comme Les villages de Dieu. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : « Le café, c’est mon enfance, c’est mon quotidien d’adulte, c’est l’enfance de ma mère aussi. Son arôme éveille en moi toutes sortes de souvenirs. Mes livres, comme mes voyages, commencent et finissent par un café. »

Quel est le plus bel endroit d’Haïti ? « Le plus beau coin du pays pour moi, c’est le Môle Saint-Nicolas, dans le nord-ouest du pays. La route qui y mène est très difficile, mais les paysages extraordinaires consolent de la souffrance physique que l’on ressent tant les routes sont cahoteuses, pleines d’obstacles. C’est un lieu plein de symboles aussi, c’est là que Christophe Colomb a débarqué en 1492 avec tous les malheurs que génère le colonialisme. »

Vos influences comme écrivaine ? « Elles sont nombreuses, je ne pourrais pas les citer toutes. Romain Gary, Georges Castera, Marie Chauvet, Jacques Stephen Alexis, Steinbeck, Baldwin, Yourcenar…

Qui est Emmelie Prophète ?

  • Née en 1971 à Port-au-Prince.
  • Diplômée en lettres et en droit de l’Université d’État d’Haïti, et en communications de la Jackson State University aux États-Unis, elle a dirigé la Direction nationale du livre et le Bureau haïtien du droit d’auteur en Haïti, en plus d’avoir travaillé comme diplomate à Genève.
  • Elle est journaliste, animatrice, poète et écrivaine. Son œuvre est publiée chez Mémoire d’encrier et compte trois recueils de poésie et cinq romans, notamment Le testament des solitudes, Impasse Dignité et Les villages de Dieu.