Quelque chose ne tourne pas rond dans le monde des médecines douces et de la spiritualité Nouvel Âge. Ce vaste milieu avait toujours procuré un terreau pour le scepticisme vaccinal, mais depuis la pandémie, le complotisme s’y enracine. Sur le web, on voit même poindre une alliance surprenante entre l’industrie du bien-être et l’extrême droite.

Les autres antivax

Béatrice Élouard dirige l’école de Polarité Véga, en Estrie. La polarité, m’explique-t-elle, est « une approche énergétique qui utilise les concepts physiques, psychologiques et spirituels inspirés de la tradition hindoue ».

Bref, c’est très holistique. Très Nouvel Âge. « Dans la polarité, il y a cette notion de lien avec la nature, avec l’univers, avec les autres, avec soi-même. »

Parmi ceux qui fréquentent l’école et qui gravitent dans ce milieu, Mme Élouard compte des médecins, des professeurs, des notaires. Des gens plutôt riches, plutôt instruits. Certainement pas pauvres d’esprit.

Surtout, ce sont des gens qui adhèrent avec beaucoup de sincérité à des valeurs de respect, d’entraide et de bienveillance. Ces valeurs forment le socle de l’enseignement de Béatrice Élouard.

C’est bien pour cela qu’elle a été surprise de constater que de 40 % à 50 % de ces personnes refusaient catégoriquement de se faire vacciner contre la COVID-19.

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Claudine enseigne dans une école secondaire de Montréal.

Ses élèves ne le savent pas, ses collègues et ses patrons non plus, mais elle n’est pas vaccinée.

Claudine est un nom d’emprunt. Vu le climat ambiant, je lui ai accordé l’anonymat, l’idée étant de recueillir son témoignage, pas de la conduire à l’échafaud.

Claudine, donc, a une santé fragile. Douleurs articulaires, engourdissements, insomnie. Elle a multiplié les examens pour comprendre l’origine de son mal. En vain. « Les médecins me donnent des pilules pour faire cesser la douleur, mais personne n’a de réponse. »

Il y a environ trois ans, Claudine s’est tournée vers la médecine alternative. Naturopathie, ostéopathie, acupuncture. Ça lui fait du bien. En revanche, ça ne fait rien pour apaiser sa méfiance envers la médecine traditionnelle. Au contraire.

Ma naturopathe m’a dit que le vaccin avait accentué les effets de la maladie auto-immune de deux de ses clients. Une dame a eu les mains toutes croches. Un homme plus âgé n’a pas été capable de marcher pendant des mois…

Claudine, enseignante au secondaire non vaccinée

Claudine est convaincue qu’on ne nous dit pas tout sur ce vaccin.

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Suzanne Lafontaine a recours aux thérapies alternatives depuis près de 30 ans. Vaccinée, elle ne rejette pas ces approches. Mais, aujourd’hui, elle se sent trahie.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Suzanne Lafontaine, adepte des thérapies alternatives et ex-psychologue

Il y a des dérives. Des faussetés qui se disent. La peur et la méfiance envers le vaccin sont entretenues dans ces réseaux-là.

Suzanne Lafontaine, adepte des thérapies alternatives et ex-psychologue

L’ancienne psychologue de Sherbrooke s’épuise à tenter de convaincre ses amis, eux aussi adeptes de traitements naturels, de se faire vacciner.

Tous ses amis sont « des personnes instruites, éduquées, bienveillantes, qui n’écoutent pas Radio X ni ne votent à droite, mais qui croient que ce vaccin est nocif ».

Récemment, Suzanne Lafontaine a voulu prendre rendez-vous avec une praticienne pour ses maux de ventre. Au bout du fil, la praticienne lui a tout de suite demandé : « As-tu été vaccinée ?

— Oui, il y a deux mois…

— Ah, c’est ça ! »

Suzanne Lafontaine était estomaquée. Elle a raccroché sans prendre rendez-vous.

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Quelque chose ne tourne pas rond dans le monde du bien-être, de la spiritualité Nouvel Âge et des médecines douces.

Soyons clairs : ce ne sont pas tous les naturopathes ni tous les instructeurs de yoga qui prêchent contre les vaccins. Bon nombre d’entre eux soutiennent la science médicale. Ils ont reçu deux, trois doses. Ils encouragent leurs clients à faire de même.

Il reste que ce milieu a toujours été un terreau pour le scepticisme vaccinal. Avec la pandémie, la méfiance s’est exacerbée. Sur les réseaux sociaux, le ton s’est durci. La sacro-sainte bienveillance a foutu le camp.

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Professeure en communication à l’Université de Sherbrooke, Marie-Ève Carignan a passé des mois à surveiller des dizaines de conspirationnistes québécois qui s’agitent sur le web. Elle a observé un phénomène surprenant : la mise en réseau de groupes d’extrême droite et d’une partie de l’industrie des médecines douces.

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Marie-Ève Carignan, professeure en communication à l’Université de Sherbrooke

Ces groupes-là se parlent. Ils se fédèrent autour de la contestation des mesures sanitaires, des critiques envers la légitimité du gouvernement. On voit qu’un lien s’est formé, c’est clair dans nos analyses.

Marie-Ève Carignan, professeure en communication à l’Université de Sherbrooke

« Ils partagent beaucoup de contenus, se relaient, se retweetent et se répondent. »

Le phénomène a été observé ailleurs. Aux États-Unis, par exemple, l’industrie du bien-être et de la spiritualité est devenue une porte d’entrée pour QAnon, une mouvance considérée comme une menace terroriste par le FBI.

Lisez « QAnon’s Unexpected Roots in New Age Spirituality » (en anglais)

Le chercheur Marc-André Argentino, de l’Université Concordia, parle de « QAnon pastel », puisque les messages du groupe s’infiltrent dans les stories Instagram, entre deux photos de plage et de soleil couchant…

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Comment cela a-t-il pu se produire ?

Comment un mouvement né de la contre-culture hippie des années 1960 peut-il adhérer aux théories du complot de l’alt-right américaine ?

Aussi surprenant que ça puisse paraître, les deux groupes ont beaucoup en commun, répond Jonathan Jarry, communicateur scientifique à l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill.

D’abord, ils entretiennent une profonde méfiance envers les élites : l’extrême droite ne fait pas confiance au gouvernement, tandis que les adeptes des thérapies naturelles se méfient de Big Pharma comme de la peste.

Et puis, il y a cette idée, chez les complotistes, que « rien n’arrive par hasard, que tout est relié, que les apparences sont trompeuses », dit Jonathan Jarry. La spiritualité Nouvel Âge s’en rapproche : « On pense qu’on est à l’aube d’une nouvelle ère de conscience. »

Et voilà que le conspirationnisme et la spiritualité se mêlent et s’embrouillent sur les réseaux sociaux. Tellement qu’aux États-Unis, on utilise un mot-valise pour décrire le phénomène : la conspiritualité.

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Entre ces deux alliés improbables, le principal point de rapprochement est toutefois ailleurs, poursuit Jonathan Jarry. C’est cette idée, très libertaire, que chacun est responsable de sa propre santé.

Cette idée qu’il suffit de faire de l’exercice et de bien se nourrir pour « booster » son système immunitaire et éviter de tomber malade.

Cette idée-là, on l’entend autant sur les ondes de Radio X que dans les ateliers de réalignement de chakras.

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Béatrice Élouard a mené son enquête auprès de connaissances non vaccinées.

Beaucoup lui ont expliqué que, prenant soin de leur corps, elles ne voyaient pas l’intérêt d’y faire entrer un produit chimique développé par des compagnies pharmaceutiques.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Béatrice Élouard, directrice de l’école de Polarité Véga

Il y a une polarisation sur la santé de l’individu, au point où on en oublie parfois la santé collective.

Béatrice Élouard, directrice de l’école de Polarité Véga

Cet individualisme exacerbé était déjà problématique en temps normal.

En pandémie, il est devenu catastrophique.

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Claudine, l’enseignante non vaccinée, me dit que « le vaccin a eu des effets très graves sur certains et que ces personnes n’ont pas d’espace pour en parler ».

Elle me parle d’un reportage de RT France, un réseau de propagande russe, où il est question d’une femme à l’article de la mort après avoir reçu sa deuxième dose. Elle me parle des commentaires, sous la vidéo YouTube.

Plus on passe de temps sur l’internet, plus on risque de tomber sur des réponses faciles, séduisantes, qui ont une teneur pseudoscientifique et complotiste.

Jonathan Jarry, communicateur scientifique à l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill

Plus Claudine fouille le web, plus elle trouve des réponses pour confirmer ses peurs. Plus elle s’enfonce. Et plus elle se sent incomprise. « Je suis toute seule dans un trou. »

Un trou de lapin, peut-être. En anglais, l’expression rabbit hole, en référence à celui d’Alice au pays des merveilles, décrit les méandres dans lesquelles le web entraîne les internautes, toujours plus profondément.

Je suis tombée dans ce trou-là en cherchant des praticiens qui affichent leur opposition au vaccin sur Facebook. Il m’a suffi de quelques clics pour en trouver, à travers les pensées du jour et les pubs d’huiles essentielles.

Ici, une ostéopathe de Saint-Constant relaie un message s’alarmant du fait que l’acteur américain Bob Saget était mort subitement après avoir reçu sa troisième injection. (La cause de son décès est inconnue à ce jour.)

Là, une naturopathe de Blainville relaie une publication prévenant que « le nouveau vaccin COVID doit être évité à tout prix ».

Ailleurs, un neurothérapeute de Saint-Bruno publie la photo d’un couple sur le point de s’embrasser. « Chuchote-moi quelque chose de romantique », glisse la femme. « Je ne suis pas vacciné », répond le mâle alpha.

On peut s’amuser comme ça pendant des heures.

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C’est comme un cauchemar. Je voudrais me réveiller. Mon fils, je l’avais inscrità la natation et au karaté, mais il faut que les parents soient vaccinés. J’ai dû le désinscrire.

Claudine, enseignante au secondaire non vaccinée

Le plus dur, ajoute-t-elle, c’est « le jugement, sans arrêt ».

Le jugement des proches, surtout. « C’est extrêmement difficile. On ne peut plus se voir. J’ai l’impression que ma décision empêche mon fils de voir ses grands-parents, ses cousins, ses cousines. Je porte une grande honte. »

Elle donnerait tout pour que ça cesse. Il y a deux semaines, elle a pris rendez-vous à la clinique de vaccination. Elle a quitté la maison en larmes. La peur au ventre.

Elle a rebroussé chemin.

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Suzanne Lafontaine a eu son lot de déchirements, elle aussi. Toutes ces heures passées à tenter de comprendre, d’expliquer, de persuader, d’accepter.

Elle ne veut pas démolir les médecines douces.

Seulement, elle aimerait que les non-vaccinés réalisent tous les impacts que la pandémie a eus sur nos vies, depuis près de deux ans. Les hôpitaux bondés. Les opérations reportées. Les commerces fermés. Les dépressions. Les faillites. Les morts.

« Même si on a certaines réticences à se mettre dans le corps des produits fabriqués en laboratoire, la situation demande de « se boucher le nez et d’y aller », parce que le jeu en vaut mille fois la chandelle. »

Suzanne Lafontaine ne se fait pas d’illusions. Parmi ses amis, elle n’a réussi à convaincre personne. Les positions sont figées. Cristallisées. Rien ne bouge.

Pour surmonter son sentiment d’impuissance, « pour faire quelque chose », elle a décidé d’offrir ses services dans un centre de vaccination.

Un rôle d’influence

Le directeur de santé publique n’y arrive pas. Le premier ministre, encore moins. Pas plus que la batterie de scientifiques qui se tuent à répéter que le vaccin est primordial pour lutter contre la pandémie.

Alors, comment influencer les enthousiastes des médecines douces, ceux qui rechignent à se faire inoculer un sérum fabriqué dans les labos de Big Pharma ?

Suzanne Lafontaine, favorable aux approches naturelles et néanmoins convaincue des bienfaits du vaccin, voudrait voir les associations de naturopathes, ostéopathes, homéopathes, etc., prendre clairement et fermement position en faveur de la vaccination.

« J’y vois là une occasion pour ce vaste réseau informel de se définir, non pas en opposition à la médecine conventionnelle et à la recherche scientifique, mais plutôt dans le réel souci d’un service à la société. »

Ces associations pourraient parvenir à convaincre des sceptiques, ou du moins à apaiser leurs craintes, mieux que n’importe quel infectiologue bardé de diplômes.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Jonathan Jarry, communicateur scientifique à l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill

Si ces organismes prenaient une position forte au sujet de la vaccination, ils pourraient joindre des gens que des scientifiques ou des médecins ne peuvent pas joindre parce qu’il y a un bris de confiance.

Jonathan Jarry, communicateur scientifique à l’Organisation pour la science et la société de l’Université McGill

Mais voilà, le nombre de membres de ces organismes risquerait d’en souffrir.

« Je connais une grosse association qui avait décidé d’imposer la vaccination. Elle a fait marche arrière parce que tous les membres s’en allaient ! », confie Édith Larose, présidente-directrice générale de l’Association RITMA, qui représente 3200 massothérapeutes, orthothérapeutes, kinésithérapeutes, naturopathes et ostéopathes.

L’Association RITMA, comme d’autres, se contente donc de souligner que la vaccination est un choix personnel. Elle respecte le « libre arbitre » de ses membres.

L’industrie est largement non réglementée. Les associations ont peu de pouvoir d’intervention, à part celui de rappeler à leurs membres qu’il est illégal de poser un diagnostic ou de conseiller à un client de mettre un terme à sa médication.

« Ça polarise beaucoup, la vaccination, admet Dino Halikas, président de l’Association des naturopathes agréés du Québec (ANAQ). Chez nous, cela n’a pas été un problème majeur, parce que c’est le libre-choix qui est préconisé, tout en s’assurant qu’on ne va pas à l’encontre de la loi. »

Yves Dussault, président directeur du conseil d’administration de l’Association des naturopathes du Québec (ANQ), assure de son côté que son organisme ne « tolère pas » que ses membres aillent à contresens des mesures mises en place par le gouvernement.

L’ANQ a ainsi rappelé à l’ordre deux thérapeutes qui ne portaient pas de masque durant leurs consultations. Elle a aussi mis fin à l’adhésion d’un thérapeute qui tenait des propos complotistes et antivaccins sur les réseaux sociaux.

Comment les convaincre

La tension monte. Les frustrations, aussi.

Les non-vaccinés choquent. À cause de tout ce qu’ils contribuent à provoquer. L’épuisement du personnel soignant. Le report d’opérations chirurgicales. Nos vies interrompues. Cette pandémie qui n’en finit plus.

Les non-vaccinés ne sont pas des boucs émissaires. Ils contribuent bel et bien à prolonger notre calvaire. Et on a bien envie, comme Emmanuel Macron, de les emmerder.

Ce serait pourtant la pire chose à faire.

« C’était une grosse erreur » de la part du président Macron, estime Olivier Klein, professeur de psychologie à l’Université libre de Bruxelles et codirecteur en chef de la Revue internationale de psychologie sociale.

« Si l’objectif était d’encourager la vaccination de ces gens-là, c’était une grosse erreur. Si c’était de gagner l’élection présidentielle, peut-être pas », précise le DKlein.

C’est qu’on ne convaincra jamais les hésitants vaccinaux en leur collant une étiquette. Au contraire, on les figera dans leur identité d’antivax. On risquera de les pousser dans les bras des complotistes.

Et là, ce sera trop tard.

PHOTO MARGOT KLEIN, FOURNIE PAR OLIVIER KLEIN

Olivier Klein, professeur de psychologie à l’Université libre de Bruxelles et codirecteur en chef de la Revue internationale de psychologie sociale

Les gens qui ne sont pas vaccinés ne se définissent pas nécessairement comme ça. Quand on les stigmatise, on leur dit que c’est l’aspect le plus important de leur identité. Ça les cabre. Ça ne va pas du tout les convaincre. Il faut trouver d’autres solutions.

Olivier Klein, professeur de psychologie à l’Université libre de Bruxelles et codirecteur en chef de la Revue internationale de psychologie sociale

Il n’existe pas de portrait statistique des 10 % de Québécois non vaccinés. Sur le terrain, des médecins traitent des antivax forcenés, mais aussi des gens terrifiés par les effets secondaires du vaccin, des sans-abri, des pauvres et des aînés passés entre les mailles du filet social.

Des adeptes des médecines douces, aussi. Ceux qui clamaient : « mon corps, mon choix ».

Les non-vaccinés se trouvent sur un spectre, dit Jonathan Jarry, communicateur scientifique à l’Université McGill. « Il y a des gens dans un univers parallèle qu’on ne pourra jamais joindre. Mais il y a aussi des gens sur la clôture, qui flirtent avec le complotisme. Je pense que c’est possible de les joindre, en ayant de l’empathie. »

Mais encore ?

D’abord, armez-vous de patience. De beaucoup de patience.

Puis, entamez un dialogue. Faites preuve d’ouverture. Donnez-leur raison sur certains points. Oui, Big Pharma est motivée par la quête de profits. Non, les décisions du gouvernement ne sont pas toujours guidées par la science.

Posez-leur ensuite la question qui tue : peut-on sérieusement en conclure que tous les gouvernements, toutes les entreprises pharmaceutiques prennent part à un vaste complot planétaire ?

Peut-être, seulement peut-être, finiront-ils par voir la lumière.