Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Natasha Kanapé Fontaine.

Je me raconte des histoires sur les cycles du monde, avant de m’endormir. L’autre soir, je me racontais un récit de glaciers.

J’ai déjà entendu, lors d’une cérémonie traditionnelle, cette idée : les rochers sont nos grands-pères. Leur mémoire nous dépasse. Elle dépasse même l’âge de nos sociétés d’aujourd’hui. Je tentais d’imaginer en mon esprit ce que cela pouvait bien représenter comme souvenir. Leur mémoire est si longue, nous ne pouvons considérer les années, puisqu’elles se perdent en milliers. Le roc sur lequel on marche, et ce, n’importe lequel, où que l’on soit, représente déjà dix mille fois plus de vies vécues que nous. Et c’est cette mémoire que nous honorons lorsque nous nommons la pierre « mon aînée ».

Mes limites humaines ne me permettent pas de connaître l’étendue d’un millier d’années. Si j’ai de la chance, je vivrai jusqu’à avoir 100 ans, et là, j’aurai connaissance d’une mesure d’un siècle. Ma conscience en sera alors pleine.

Je peux tout de même imaginer au-delà d’un siècle. Je peux imaginer 200 ans, 300 ans, 400 ans.

Lorsque nous sommes autochtones, il arrive que nous réfléchissions le monde en calculant 500 ans de pertes de repères. Les 500 prochaines années seront pour les retrouvailles et l’équilibre. Voilà 1000 ans de conscience.

La renaissance, c’est retrouver ces tracés anciens pour mieux dessiner l’avenir, pour mieux rééquilibrer les choses du présent du mieux possible. Mais ça, c’est un sujet à part. Pour peindre mes plus grandes visions, j’ai besoin de retourner à ma mémoire.

Puisque ma mémoire a d’ailleurs été quelque peu effacée, je ne peux que difficilement connaître et imaginer nos vies d’avant 1492, par exemple. Alors, je n’arriverai pas du tout à considérer – ni à ressentir peut-être – l’étendue du temps sur des milliers d’années. Je me sens alors minuscule tout à côté de ce rocher immense sur lequel je me tiens, aux abords du fleuve, ici, à l’embouchure de la rivière Amédée se jetant dans le fleuve Saint-Laurent, à Baie-Comeau.

Quand je ferme les yeux, j’exerce ma mémoire. Dans l’instant d’après avoir baissé mes paupières, mes yeux se sont déjà imprégnés de ce qu’il y a autour de moi. Et puis, en empruntant des canaux infimes, voyagent dans ce que nous percevons maintenant comme le passé lointain et inaccessible, quand, en vérité, l’ancien est tout près de nous, tous les jours. Même le plus petit des cailloux est en vérité dix mille fois plus âgé que nous.

C’est pourquoi je me sens appelée par les glaciers. Inexplicablement, je suis appelée. Énigmatiquement, ils sont aussi nos aînés. Je dis que c’est énigmatique, parce que connaissant la glace, de ma perception, elle ne dure jamais réellement. Nous qui ici voyons passer les hivers en allers et retours annuels, nous connaissons par cœur la fonte de la glace. Lorsque les flocons touchent le sol, nous savons que ce n’est pas pour durer. Nous avons déjà abandonné.

Si nous connaissons les glaciers, ce ne sera que par leur absence. Lorsque le géologue raconte la naissance du fjord du Saguenay, par exemple, on imagine ce géant étrange (un peu froid et distant !) traversant les terres et creusant sur son passage une gorge perspicace : elle sera le lit d’une rivière, portant l’eau d’un lac vers un fleuve, dans le futur.

Ainsi, dans le corps massif d’un glacier, il y a toute l’accumulation des décennies et des siècles dans nos poumons quand on apprend à respirer dans la glace. Les neiges s’empilent, s’accaparent, s’amoncèlent tant qu’elles finissent par se transformer en glace solide. L’air est évacué, chassé. Tout est lent. On ne perçoit qu’à peine le voyage d’un glacier, son itinéraire, sa trajectoire. Son avancée.

Et dans cette lenteur, je marche aux côtés d’un glacier dont je touche la paroi rugueuse. Sous ma main, je sens son souffle glacé. Peut-être que dans dix ans, sinon dans vingt ans, les glaciers auront disparu de la surface de la planète. Il n’en restera peut-être que quelques-uns assez coriaces, enfouis entre les montagnes les plus hautes, mais ils ne seront plus ni milliers ni géants.

J’entends parler de leur course lente vers leur disparition un peu comme j’entends parler de la fonte de ma langue maternelle, l’innu-aimun.

Avant de me raconter des histoires de glaciers, je voulais me raconter la neige. Nous sommes en décembre, et même si elle est venue quelques fois tapisser l’asphalte de Tio’tia:ke-Montréal, au moment d’écrire ces lignes, elle s’est enfuie avec les dernières gouttes de pluie. Je parcourais le dictionnaire innu, ce livre qui est mon livre de chevet, et d’un seul doigt toutes les déclinaisons issues des différentes perceptions et des différents états de la neige. Puis je me rendais compte de l’étendue de mon impuissance grandissante.

Dernièrement, on me disait que nos enfants innus ne parlaient maintenant que très peu notre langue. Certains la comprennent désormais à peine. Nous étions pourtant jusqu’ici parmi les derniers peuples autochtones du Canada à parler encore notre langue à un grand pourcentage de notre population. L’alarme sonne. Le réflexe aujourd’hui est de parler français, puisque l’école est en français, le monde extérieur est en français, les films, les jeux, la télévision. Le français se mélange de plus en plus à l’innu-aimun, au quotidien. Nous n’avons pas assez d’outils ni assez de ressources pour nous aider à préserver nos langues de l’érosion et d’une disparition éventuelle.

Les langues autochtones sont des glaciers massifs, mais nous en percevons que très peu l’étendue ainsi que la valeur. L’innu-aimun est mon aînée. Notre mémoire s’effrite, constamment distraite par le quotidien des luttes ; comme celle d’avoir accès à des soins de santé équitables, ou accès simplement au pouvoir d’une sécurisation culturelle. Ou encore, la lutte pour financer une tente pour sans-abri au square Cabot à Tio’tia:ke, la tente Raphaël André, pour protéger les autochtones les plus démunis.

En janvier 2022, débutera la décennie des langues autochtones nommée par l’Organisation des Nations unies. Elle est décrite comme « l’opportunité historique de sauver ces langues ». Puisse notre résolution en cette fin 2021 pour la prochaine décennie être celle d’assurer la pérennité des langues autochtones, les glaciers de notre mémoire collective.