Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à David Goudreault.

À l’exception des termes spécialisés, pointus, liés aux domaines des sciences, il est rare qu’un mot entre dans le dictionnaire avant de rentrer dans le langage courant. D’aucuns diront qu’iel est un pronom non genré spécialisé et pointu perdu dans le champ des sciences sociales, d’autres se féliciteront de consulter exclusivement le Larousse, qui ne suivra pas Le Robert pour cette nouvelle inclusion. Et nombre de militants de la communauté LGBTQ2S+ se réjouiront d’une victoire permettant de nommer des réalités vécues en dehors de la norme. Dans tous les cas, force est de constater que la langue est changeante, influencée, vivante. Et vivace, du moins on l’espère.

La langue est un muscle, mais c’est aussi le nerf de la guerre. On déploie plus d’énergie à imposer le terme « racisme systémique » ou à y résister qu’on en met à combattre effectivement le racisme, dans le système comme chez les individus qui le composent ; on tergiverse autour de la notion de génocide pour qualifier les traitements inhumains dont ont été victimes les Premières Nations, sans pour autant s’assurer qu’elles aient accès à l’eau potable ou à des services adaptés à leurs cultures. Ne parlons même pas de la mascarade de la COP26. Paroles, paroles, paroles…

En marge et au-delà des mots à repenser, à nuancer ou à intégrer au langage quotidien, c’est la langue au complet qui devrait nous inquiéter, celle qui s’appauvrit et se « franglicise » chaque année davantage. Cette langue qui définit le Québec et pourrait servir de socle aux rencontres, à toutes les rencontres. Cette langue qui manque cruellement de militants galvanisés.

Pas besoin d’avoir la tête à Papineau pour constater que l’anglais gagne du terrain au coin de la rue Ontario. Sur le corner de Darling et de Hochelaga aussi, et même sur la 3e à Val-d’Or. La langue se perd, notre identité avec elle, mais elles se perdent pourquoi exactement ? De la vétusté des lois devant les protéger aux fragiles assises géographiques du français en Amérique en passant par des programmes de francisation inadaptés aux immigrants allophones, de nombreuses pistes sont explorées, documentées. Et la plus insidieuse, selon moi : l’immersion technologique.

La grande révolution du siècle, du millénaire naissant, demeure la révolution numérique des communications. Les réseaux sociaux, les algorithmes, le trafic de données, évidemment, mais aussi le support physique permettant leur emprise permanente : les téléphones dits intelligents. Tout est pensé pour augmenter notre temps d’écran, en croissance constante.

Cet espace virtuel est un monde, et la langue qui domine et formate cet univers n’est pas l’esperanto ni la nôtre. Sur TikTok, Amazon, Pornhub ou Instagram, le français n’a pas la timide loi 96 pour voler à sa défense.

Il suffit de jeter un œil aux courtes bios des jeunes utilisateurs pour comprendre que cette vie parallèle exacerbe l’anglophilie ; Chloé de Chicoutimi s’y décrit comme une elle/she/her traveller qui enjoy sa best life et Mehdi Dufour-Chakine s’y affiche comme un iel/they consacré à sa business de fuckin’ fresh clothes qu’il peut te ship partout. L’écran est un portail sur le monde, leur monde n’est déjà plus le Québec, ou si peu.

Everything is business et les affaires, ça se passe en anglais. Ça se passe tellement bien qu’on peut en faire pendant 14 ans au Québec sans aligner deux phrases en français, comme nous l’ont démontré Michael Rousseau et de nombreux autres businessmen plus ou moins discrets sur leur désaffection de la nation québécoise.

Quand tu reçois tes subventions d’un gouvernement fédéral qui ne reconnaît plus les Québécois comme peuple fondateur, qui nous écorche les oreilles avec des ritournelles électorales incompréhensibles pour quiconque ne s’exprime pas dans un pauvre sabir errant entre deux langues (l’anglais et le « traduidu », comme disait le grand Miron), tu comprends vite que le français ne vaut plus grand-chose au Canada.

Aux affaires se greffe une offre culturelle américaine écrasante. Qui peut tenir tête à Netflix, Apple ? Le WiFi a remplacé le câble, et nous n’avons plus accès à quelques dizaines de chaînes pour nous influencer, mais presque deux milliards de sites, de films, de produits conçus pour nous mener à un autre site, un autre clip ; notre œil devient tache d’huile où s’agglomèrent les offres de partout, mais surtout celles du voisin d’en dessous.

L’arrivée des iels dans nos dictionnaires n’est pas alarmante, notre vocabulaire s’enrichit d’un mot. Et nul n’est contraint de l’utiliser, pour l’instant. En revanche, l’identification au they qui l’accompagne presque systématiquement devrait nous préoccuper.

L’ouverture à l’autre, la sensibilité au vécu des minorités pourrait rappeler que les Québécois forment aussi une nation minoritaire dans un pays et un continent qui leur ressemblent de moins en moins. Pour grandir, nous épanouir et demeurer le peuple créatif, résilient et accueillant que nous sommes, nous avons besoin d’immigrants motivés à apprendre notre langue, et autant de iels prêts à vivre, chanter, écrire et travailler en français.

Pour ce faire, il faudra plus que des pancartes le long des autoroutes et des cours de citoyenneté, plus que des lois édentées et des vœux pieux. Notre langue, il ne faut pas seulement la défendre, mais la célébrer. Partout. Et dans l’espace virtuel aussi.