Métavers sera l’un des mots marquants de l’année. Le nouveau dada de Mark Zuckerberg pour capter l’attention du public promet une connectivité nouvelle, des expériences « englobantes » et même de la spéculation pour acquérir des propriétés virtuelles. Êtes-vous prêt pour la future étape de l’internet ?

Prêt pour le métavers ?

En changeant le nom de son entreprise pour Meta, le grand patron de Facebook, Mark Zuckerberg, a promis de consacrer plus d’énergie que quiconque à la création du « métavers », ce « saint Graal de l’interaction sociale ». Des superstars comme Snoop Dogg et Paris Hilton essaient déjà de vous y attirer. L’internet immersif est peut-être plus près du réel qu’on ne le pense.

Harold Dumur débarque dans la salle de conférence des bureaux d’OVA, au centre-ville de Montréal, avec deux casques de réalité virtuelle (VR) sous le bras. Le programmeur et homme d’affaires revient tout juste de San Francisco, où il a rencontré les dirigeants de Meta.

« Meta a actuellement un grand intérêt pour les outils comme celui qu’on a développé, qui permettent aux utilisateurs de créer eux-mêmes des contenus immersifs », confie-t-il, cachant à peine son enthousiasme.

Après s’être lancée dans l’industrie de la réalité virtuelle en 2014, sa jeune pousse technologique, OVA, a survécu à « l’hiver du VR ». Des dizaines de jeunes informaticiens comme lui, qui ont vécu une frénésie suivant l’apparition des premiers casques de réalité virtuelle grand public, ont vu leur industrie naissante s’effondrer du jour au lendemain, faute d’intérêt des consommateurs.

Mais Mark Zuckerberg vient de donner un coup de pied dans la ruche. À la fin octobre, le grand patron de Meta a annoncé son intention d’investir des milliards dans la création du « métavers ». Le concept, fantasmé par des dizaines d’auteurs de science-fiction, fait référence à une sorte de web immersif en trois dimensions, dans lequel les utilisateurs socialisent à travers leurs avatars numériques.

Après le « web 2.0 » et l’« internet mobile », l’ère du « métavers » promet une connectivité englobante, par laquelle on pourra ressentir la présence de l’autre, vivre des « expériences » connectées et posséder des biens virtuels. Les utilisateurs pourront faire voyager leur avatar et leurs objets virtuels d’une plateforme à l’autre, à travers un vaste réseau d’univers interconnectés qui ne sont pas soumis aux caprices des géants de la technologie (agnostiques).

Concerts virtuels et glamour

Techniquement, les prouesses de la réalité virtuelle sont encore bien loin de ce « saint Graal de l’interaction sociale » promis par Mark Zuckerberg. Mais l’industrie des jeux vidéo, qui carbure aux jeux 3D multijoueurs depuis plus de 25 ans, a déjà une longueur d’avance dans le domaine.

Le très populaire jeu immersif Roblox, dans lequel les 165 millions de joueurs actifs sont encouragés à fabriquer eux-mêmes des univers 3D et des scripts interactifs appelés « expériences », multiplie les évènements qui s’éloignent du jeu à proprement parler. Roblox a organisé à la mi-septembre une « tournée » du groupe rock Twenty One Pilots sur sa plateforme. Les corps et les expressions faciales du chanteur Tyler Joseph et du batteur Josh Dun ont été numérisés, puis reproduits dans un univers 3D interactif pour un concert de 5 chansons, durant lequel jusqu’à 50 joueurs de Roblox à la fois pouvaient participer et interagir avec les autres.

Roblox a aussi lancé, début octobre, le Paris Hilton World, un monde numérique construit autour de l’influenceuse mondaine Paris Hilton, meublé de jets privés, de super-yachts et de centres commerciaux 3D glamours où on peut, avec un peu de chance, croiser l’avatar de la star.

PHOTO FOURNIE PAR ROBLOX

Le Paris Hilton World dans Roblox

Pour les profanes, ces deux expériences peuvent paraître enfantines et sans grand intérêt visuel. Les avatars de Roblox ressemblent à des bonhommes LEGO, et sont volontairement simplistes pour préserver les capacités de calcul des serveurs informatiques qui font rouler la simulation. Pour assurer la fluidité de l’image à l’écran, les textures et les éclairages des environnements sont aussi maintenus à un niveau digne des meilleurs jeux vidéo d’il y a 15 ans. On est loin de l’évènement « haute fidélité » annoncé par Roblox.

L’entreprise, qui vaut 77 milliards US à la Bourse de New York, investit néanmoins massivement pour rendre l’expérience plus réelle. Roblox a son propre service de recherche scientifique, qui se penche sur les façons d’améliorer l’immersivité sur sa plateforme. Il est dirigé par Morgan McGuire, un spécialiste du graphisme numérique, qui est également professeur adjoint au département de génie informatique de l’Université McGill. « À terme, nous voulons tous que le métavers soit une expérience où le corps est représenté de la façon la plus réaliste qui soit », explique-t-il en entrevue à La Presse.

  • Morgan McGuire, spécialiste du graphisme numérique et professeur adjoint au département de génie informatique de l’Université McGill

    PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE MORGAN MCGUIRE

    Morgan McGuire, spécialiste du graphisme numérique et professeur adjoint au département de génie informatique de l’Université McGill

  • Avatar de Morgan McGuire dans Roblox

    IMAGE FOURNIE PAR ROBLOX

    Avatar de Morgan McGuire dans Roblox

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Mais ce que nous montre la recherche, c’est que pour créer une impression de présence dans des univers immersifs, la fidélité de la représentation des personnes a très peu de pertinence. On l’a vu avec la prolifération des réunions sur Zoom : une image photoréaliste ne génère pas nécessairement un sentiment de présence.

Morgan McGuire, spécialiste du graphisme numérique et professeur adjoint au département de génie informatique de l’Université McGill

Un marché d’objets virtuels

Une des clés de l’immersivité réside plutôt dans la possibilité pour les participants d’interagir avec des « objets cohérents » qui meublent l’environnement virtuel, estime M. McGuire.

Et pour meubler ces univers, les concepteurs comme Meta et Roblox multiplient les appels aux créateurs de contenus.

C’est dans ce créneau qu’Harold Dumur espère jouer un rôle. Il a développé un logiciel appelé Stellar X, qui permet à des non-programmeurs de créer des espaces collaboratifs de simulation en réalité virtuelle, très orientée sur les besoins de formation en entreprise. Il est en attente d’approbation pour pouvoir distribuer son logiciel sur le « Meta Store ». Son partenaire d’affaires Pascal Leblanc et lui rêvent aussi de créer une sorte de « Canadian Tire des objets virtuels », où les utilisateurs pourraient venir approvisionner leurs avatars en objets numériques interactifs pour le métavers.

Car la promesse du métavers, c’est aussi celle de créer un véritable marché d’objets numériques qui seront nécessaires à la vie quotidienne des avatars. Les studios de jeux comme Roblox et Epic, développeur du très populaire jeu Fortnite, tirent déjà des revenus en vendant des habillages (skins), des accessoires de luxe griffés et autres améliorations cosmétiques pour personnaliser les avatars.

Des investisseurs cherchent maintenant à créer des propriétés foncières dans le métavers. Le Montréalais Laurent Féral-Pierssens, partenaire du fonds international de capital de risque True Global Ventures, vient de participer à un investissement de 10 millions dans The Sandbox, un univers semblable à celui de Roblox, mais dont le nombre d’espaces virtuels disponibles a été volontairement limité par les concepteurs pour créer un effet de rareté. Plusieurs grandes marques de commerce et de jeu, comme Atari, Tesla et le rappeur Snoop Dogg, ont payé un total de 144 millions US pour acquérir quelque 12 000 terrains virtuels mis aux enchères.

« Chacune de ces propriétés fait l’équivalent de 100 m de long sur 100 m de large sur 200 m de haut, et prend deux minutes à traverser à pied avec un avatar », explique Sébastien Borget, PDG et fondateur de The Sandbox. C’est aux acheteurs d’y bâtir leur domaine au gré de leurs fantasmes, et d’y attirer les visiteurs virtuels, qui pourront s’y téléporter quand le jeu sera en ligne dans les prochains jours. Dans un des espaces achetés par la franchise The Walking Dead, ce sont les utilisateurs eux-mêmes qui sont appelés à créer des expériences. La franchise fournit les éléments de décor et les avatars de zombie inspirés de la série télé, et les utilisateurs doivent utiliser le logiciel de création fourni par The Sandbox pour les animer.

Le même outil de création sert aussi à fabriquer des objets numériques uniques pour la plateforme, dont l’authenticité et l’unicité sont assurées par la chaîne de blocs, la technologie derrière les cryptomonnaies. The Sandbox compte tirer des revenus de redevances sur les transactions pour ces objets numériques, aussi connus sous le nom de « jetons non fongibles ».

Les jeunes veulent définir leur identité, afficher l’extravagance de leur apparence sur ces plateformes. Ils veulent créer des sneakers virtuels et éventuellement les vendre, et ils accordent autant de valeur et de satisfaction à acheter des objets virtuels que des objets réels.

Sébastien Borget, PDG et fondateur de The Sandbox

Pour l’investisseur Laurent Féral-Pierssens, le potentiel économique du concept ne fait aucun doute. « On le voit avec tout ce qui est en train de se numériser : les monnaies, les œuvres d’art, la mode. Il y a une activité économique en constante croissance dans ce secteur », souligne-t-il.

« Avec la fusion de la technologie et de la finance, croit-il, on peut créer un environnement qui a une véritable utilité. »

Quand les spéculateurs virtuels s’en mêlent

Comme payer des impôts et la mort, la spéculation immobilière est l’une des rares certitudes auxquelles les humains ne peuvent échapper, même dans le métavers. Cette semaine, l’univers virtuel Decentraland a annoncé la vente d’une parcelle de terrain virtuelle à un prix record de 2,4 millions US. L’acheteur, la société Tokens. com, spécialisée dans l’achat et la vente d’actifs de cryptomonnaies, compte se servir de l’espace pour créer des évènements de « mode numérique » et y présenter des collections de vêtements virtuels pour personnaliser les avatars. En juin, l’agence Reuters avait rapporté la vente semblable d’un terrain pour près de 1 million US dans Decentraland à un promoteur qui y a déployé un centre commercial virtuel inspiré du district commercial Harajuku, à Tokyo. Reuters affirme cependant n’y avoir jamais croisé un seul utilisateur lors de plusieurs visites…

Le long, long chemin vers les « jumeaux virtuels »

ILLUSTRATION LA PRESSE

Les géants de la Silicon Valley nous promettent une immersion totale dans le métavers à travers des avatars qui deviendront un prolongement de notre identité. Mais il faudra se contenter de représentations cartoonesques de nous-mêmes pendant un bon moment.

Pour le peu qu’on sait de la stratégie annoncée en grande pompe par Mark Zuckerberg à la fin d’octobre, sa vision du métavers gravite autour de la plateforme de réalité virtuelle Horizon Worlds. Dans cet univers immersif fonctionnant avec des lunettes de réalité virtuelle, les avatars sont des troncs sans jambes, avec des visages de dessins animés vaguement réalistes. Ils n’affichent pratiquement aucune émotion, sauf si l’utilisateur en active avec les boutons de sa manette de contrôle.

La filiale Reality Labs, de Meta, travaille cependant à créer des « jumeaux virtuels » extrêmement photoréalistes, dont les expressions faciales imitent en temps réel la très large palette des émotions humaines.

La simulation est au stade très expérimental. Et pour qu’elle fonctionne, les participants doivent singer pendant près d’une heure une gamme complète d’émotions à l’intérieur d’un appareil de capture de la taille d’une salle de classe, muni de 132 objectifs d’appareil photo. Le monstre capte 180 gigaoctets d’images par seconde. C’est l’équivalent d’une année complète de visionnement de Netflix à temps plein, juste pour entraîner l’algorithme d’intelligence artificielle à imiter à la perfection les subtilités du langage non verbal d’une personne.

Le rendu est époustouflant. Mais il nécessite une capacité de calcul informatique largement supérieure à celle que permettent les cartes graphiques installées dans les ordinateurs de jeu les plus puissants. Pour arriver à un tel niveau de réalisme sur l’écran du commun des mortels, des serveurs distants, semblables à ceux utilisés pour stocker des données en infonuagique, mais consacrés entièrement aux rendus graphiques, seraient nécessaires, croit le programmeur montréalais Harold Dumur, qui a développé un outil de création d’univers de réalité virtuelle appelé Stellar X.

Ce genre d’infrastructure n’existe pas pour l’instant en Occident. Les entreprises de télécommunications ne sont pas là du tout.

Harold Dumur, programmeur et homme d’affaires

Autre problème : l’impression de présence et d’immersion, dans les univers 3D, est étroitement liée à la latence. Si l’image s’affiche avec un retard de plus de 50 millisecondes par rapport au mouvement commandé par l’utilisateur, la simulation provoque le « mal du cyberespace » (cybersickness), un état de désorientation, d’apathie et d’étourdissement fréquemment rapporté avec les casques de réalité virtuelle.

De plus, la latence grimpe aussi dès qu’on augmente le nombre de participants dans une simulation. Chez Roblox, c’est l’un des principaux problèmes auxquels le directeur de la recherche Morgan McGuire s’attaque : « Présentement, certains moteurs de jeu peuvent mettre 5000 joueurs dans le même environnement, mais le rafraîchissement de l’image va chuter à trois images par seconde. Dès qu’on ajoute le moindre délai [dans la fluidité de l’image], ça ne paraît plus réel. Mon défi, c’est de trouver une façon de mettre 60 000 participants dans la même expérience », confie-t-il.

Même une fois ces problèmes techniques surmontés, nos jumeaux virtuels ne permettront pas nécessairement de « sensorialité » dans le métavers, prévient Nicolas Bouillot, codirecteur de la recherche à la Société des arts technologiques de Montréal, un laboratoire artistique qui se penche depuis 25 ans sur ces concepts. « On peut recréer un univers 3D sur le bord d’un lac qui est parfaitement photoréaliste, mais pour qu’une personne ait l’impression d’y être, il faut qu’elle sente une petite brise sur sa joue », illustre-t-il.

« On a vu des artistes qui installent de simples ventilateurs pour créer cette impression d’immersion… et ça marche. »

Des « traqueurs » d’émotions

Le suivi des traits faciaux, des mouvements de la bouche et de la direction du regard sera le prochain « grand pas en avant » pour ressentir la présence dans le métavers, affirme Mark Zuckerberg. Et cette « évolution » se fera grâce à la multiplication des capteurs intégrés aux casques de réalité virtuelle.

Dans sa présentation en octobre, le patron de Meta a vaguement parlé de « Projet Cambria », un bidule qui s’ajoutera à sa marque de casques de réalité virtuelle Oculus, afin de permettre de créer des « contacts oculaires naturels et de recréer des expressions faciales en temps réel » sur les avatars de Horizon World.

« Cela signifie que nous allons intégrer plus de capteurs », a indiqué Meta dans cette communication.

La promesse est belle. Mais la multiplication de ces traceurs comportementaux ouvre la porte au développement d’outils de reconnaissance des émotions et de l’attention à des fins de ciblage publicitaire, craignent des défenseurs du droit à la vie privée.

« La Silicon Valley nous arrive avec cette promesse technologique qui nous emmène toujours plus loin dans une logique de récolte de données massives », dit Thierry Bardini, qui enseigne depuis plus de 25 ans la cyberculture au département de communications de l’Université de Montréal.

« Je le dis sans cynisme, les réseaux sociaux ont créé un modèle d’affaires qui est du capitalisme de surveillance. Le métavers ne sera pas différent de ce qu’on a vu avant. »

Le toucher, l’ultime frontière

PHOTO FOURNIE PAR REALITY LABS (META)

Un gant haptique

Des petites sociétés indépendantes de jeu vidéo tentent depuis des années de commercialiser des vestes à retour haptique, conçues pour provoquer une sensation accrue de présence dans les univers 3D. Elles sont généralement munies de plusieurs petits vibreurs qui s’activent pour faire ressentir l’action, comme les tirs ennemis, les déflagrations ou la vibration d’un moteur. Ces gadgets demeurent un produit de niche et les créateurs de jeu rechignent à programmer des scripts qui leur sont spécifiques. Avec le développement de la réalité virtuelle, beaucoup d’efforts sont aussi déployés pour créer des gants à retour haptique, qui permettraient de ressentir les objets manipulés. Pour l’instant, il faut allonger entre 5000 $ US et 10 000 $ US pour les meilleurs produits, qui sont surtout destinés à la recherche scientifique.

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