Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Kim Thúy.

En 2016, l’équipe de l’émission Qui êtes-vous ? m’a proposé d’être le sujet d’un épisode. D’abord, j’ai décliné puisque, contrairement à d’autres invités avec qui elle avait pu remonter jusqu’à cinq ou sept générations, je savais d’avance que l’équipe ne trouverait rien sur mes ancêtres. Très peu d’archives ont survécu aux guerres, à la colonisation, aux changements de régimes politiques, à la pauvreté… À la suite de plusieurs échanges téléphoniques, la paresse de m’asseoir dans un avion pendant 24 heures à deux reprises en une semaine a cédé à l’insistance de Manuelle Légaré, la recherchiste-cerveau en chef. Je savais qu’on retournerait inévitablement à quelques endroits au Viêtnam et en Malaisie, mais je ne croyais pas que l’équipe allait réussir l’impossible.

Le touriste

Nous étions 218 boat people qui avaient pu accoster en Malaisie après quatre jours en mer. La police locale nous gardait dans une grande hutte depuis quelques jours déjà quand un homme blanc a marché vers nous, bravant les armes pointées vers lui. Mon père a saisi l’occasion et a également osé marcher vers cet homme qu’il croyait être un touriste. Selon mon père, il y a eu un échange de cinq secondes en anglais, soit le temps de dire : « Aidez-nous, avertissez le Haut Commissariat pour les réfugiés de notre présence, s’il vous plaît. » Nous ne saurons jamais si nous avons été transportés dans un camp de réfugiés grâce à l’appel de ce touriste ou non. Mais mon père a choisi de lui accorder tout le mérite.

Pendant 38 ans, il a raconté tellement de fois ces cinq secondes miraculeuses et sa gratitude envers ce touriste que celui-ci est devenu mythique.

Mon père a raconté cette histoire à Manuelle comme s’il s’agissait d’un conte fantastique. Jamais au grand jamais nous aurions imaginé entrer un jour dans un restaurant de Paris pour retrouver ce touriste, qui travaillait à l’époque comme ingénieur pour un Club Med. C’était un grand homme vieillissant et, surtout, fragilisé par un grave accident qui lui avait ouvert le crâne et volé une partie importante de sa mémoire. Pourtant, il s’est souvenu de nous, ou plus précisément des réfugiés de la mer. Il a refusé les remerciements de mon père, car il ne considérait pas son geste comme héroïque ni méritant. « C’était un geste humain », nous a-t-il dit de sa voix tremblante.

Il s’est éteint quelques mois après nos retrouvailles. Il s’appelait Jean-Pierre.

Le gardien

Notre camp de réfugiés était aux abords d’une forêt et entouré de fils barbelés sur trois côtés seulement. Il était donc possible de s’aventurer de quelques pas au-delà de la limite afin de ramasser des branches et des brindilles servant à alimenter les feux pour la cuisine. Les gardiens réussissaient parfois à attraper certains de ces courageux. Ils les punissaient en leur faisant faire des pompes au milieu du camp. Étant donné que nous buvions et mangions très peu, les gens perdaient connaissance très rapidement à 40 °C pendant cet effort physique somme toute très banal. La petite Kim de 10 ans jugeait que les gardiens étaient des gens injustes, voire cruels. Quand l’équipe m’a appris que j’allais rencontrer au siège social du Croissant-Rouge à Kuala Lumpur un Malais qui avait travaillé dans les camps, mon cœur a fait deux tours.

Je craignais que ce gardien voie le fond de ma pensée qui s’affiche toujours impudiquement sur mon visage.

Il a fallu seulement une minute pour que la première larme coule sur ma joue. L’ancien gardien a commencé par me dire que, pendant tout ce temps, il avait suivi la devise du Croissant-Rouge à la lettre : Live with them. Learn from them. Love them. (Vis avec eux. Apprends d’eux. Aime-les.) Il travaillait périodiquement un mois entier à la fois dans un camp situé dans une île déserte qui a reçu au sommet de la crise 60 000 Vietnamiens. À la fin de chaque mois, il organisait un spectacle avec des participants malais et vietnamiens, gardiens et réfugiés. C’est ainsi qu’il a appris des chansons vietnamiennes, dont une qu’il a chantée devant moi et les caméras avec une prononciation impeccable. Il a enchaîné en disant que le plus difficile avait été de ne pouvoir offrir plus d’un œuf ou un litre d’eau par jour, et que son impuissance devant une telle misère humaine l’empêchait souvent de dormir.

Cette rencontre m’a chavirée. J’étais fâchée de ne pas avoir songé à la tâche que représentait pour un pays de devoir nourrir et abriter 252 000 réfugiés. J’étais déçue de ne pas avoir pensé aux difficultés de ceux qui avaient dû ramasser sur la plage les corps inanimés et les épaves de bateaux naufragés, de ne pas avoir tenté de regarder la situation du point de vue des gardiens, de ne pas avoir su que malgré la chaleur suffocante, malgré les différences culturelles, malgré les rôles, malgré les circonstances, il y avait eu l’amour.

Il s’est éteint l’année dernière. Il s’appelait Humain.