Mario Polèse, professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique dresse un portrait du peuple québécois

Le portrait du peuple québécois que je propose ici, à la différence de ce qu’on lit trop souvent, est celui d’un peuple éminemment résilient, habile, qui, par les hauts et les bas de son histoire, a toujours (ou presque) su faire les bons choix comme société. Peu de peuples peuvent en dire autant. […]

L’Amérique autrement

Les Québécois, héritiers des colons français arrivés il y a quatre siècles sur les rives du Saint-Laurent, ont réussi à bâtir une société enviable sur plusieurs plans : démocratique, prospère, pacifique, étonnamment égalitaire et tolérante.

Pas moins nord-américain pour autant, le Québec fait figure d’exception en Amérique. Il l’est d’abord par son modèle social, plus proche à certains égards de celui des pays scandinaves que de celui du reste du continent. Les Québécois sont moins enclins que les autres peuples de l’Amérique à accepter les inégalités sociales et, par conséquent, plus disposés à payer des impôts (à partager la richesse, en somme) pour assurer un filet social plus généreux et une distribution plus équitable des revenus.

Le Québec l’est ensuite par son modèle de vivre-ensemble s’appliquant à des peuples d’origines différentes. Il n’y a pas si longtemps, c’était une société divisée, au bord de l’explosion sociale, la majorité francophone ayant un fort sentiment d’infériorité, et pour cause. L’histoire nous apprend que les sociétés divisées sont rarement des sociétés heureuses.

Les Québécois ont réussi à effacer cette division en l’espace d’une génération, sans rancœur ni soulèvement violent. L’écart social entre francophones et anglophones a disparu, le sentiment d’infériorité aussi. Rares sont les peuples, surtout issus d’une relation inégale, qui vivent aujourd’hui ensemble en paix.

Tout aussi rares sont les exemples de peuple – jadis fermés sur eux-mêmes – où l’immigration est perçue comme une contribution positive à la nation. Le Québec francophone est aujourd’hui une terre d’accueil pour de nouveaux arrivants venus de partout. Ce que signifie être québécois est en train de changer ; on assiste à l’émergence d’une nouvelle nation.

Une autre idée de l’État, de la religion et de la nation

À la recherche d’une réponse, je suis retourné dans l’histoire. Comment concilier le portrait franchement positif (trop, diront certains) de la société québécoise proposé dans cet essai avec la kyrielle de malheurs et de défaites qui ont marqué son histoire ? Nous les connaissons tous : la Conquête, la défaite des Patriotes, le vilain rapport Durham, la minorisation des francophones dans la Confédération, les deux référendums perdus, et ainsi de suite. Comment ce peuple peut-il oser être « heureux » ? Peut-être le temps est-il venu d’aborder l’histoire du Québec avec un autre regard, ce que j’ai essayé de faire dans cet essai.

Mon voyage dans l’histoire du Québec m’a fait découvrir un peuple qui, dès ses premiers moments sur ce continent, a bien su évaluer sa situation géopolitique : minoritaire, pris entre deux empires européens dont aucun ne lui voulait du bien et une jeune république américaine qui voulait carrément l’absorber. Loin de voir un peuple battu, assommé – sans nier les évènements moins heureux –, j’ai vu un peuple intelligent, conscient à chaque étape de ses intérêts, opportuniste même, mais aussi doté d’un fort sentiment de solidarité, l’égalitarisme et la recherche du consensus figurant parmi les conditions de sa survivance.

Il n’est pas question, dans cette conclusion, de revoir l’histoire du Québec. Je veux surtout revenir sur la place charnière de la Révolution américaine (conséquence directe de la Conquête) dans l’évolution politique du peuple québécois. Les Québécois ont refusé cette révolution, nous l’avons vu, et aussi la Révolution française. L’exposition au discours hypocrite (comment le dire autrement ?) de la première et aux horreurs de la seconde, pas moins idéaliste au début, les a vite immunisés, pour ainsi dire, contre le virus révolutionnaire : ce peuple est devenu réfractaire aux extrêmes (de droite ou de gauche). Les Québécois ne se sont pas laissés séduire par les sirènes de la « liberté » venues du Sud. Sans ce refus, l’implantation du modèle social québécois deux siècles plus tard aurait été inimaginable.

En raison de son refus de la Révolution américaine, le peuple québécois a poursuivi son évolution politique dans un espace plus « ordonné », celui de la responsabilité de l’État (pensons à la Grande Paix de Montréal de 1701, sous le régime français). Le mariage, après la Conquête, entre la Couronne britannique et l’Église n’a fait que renforcer cette conception du rôle de l’État. Toutes deux, à la différence des révolutionnaires américains, mettaient l’accent sur la nécessité d’une institution centrale garante de la paix, notamment avec les nations autochtones, et d’un minimum de justice sociale. Nous sommes donc loin de la conception qu’avaient les colons américains du rôle de l’État (ou, plutôt, de son absence souhaitée) et, partant, de la place autorisée à la violence dans la nation. Le Wild West n’a jamais fait partie de l’imaginaire québécois. La quasi-haine que voue la droite américaine à l’État n’a pas d’équivalent au Québec, et le deuxième amendement de la Constitution américaine (le droit de porter des armes) y est tout simplement inimaginable.

La fidélité des Québécois à la Couronne était, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, un choix éminemment stratégique, l’Angleterre étant à l’époque la seule puissance capable de contrer la gourmandise américaine. Les ambitions territoriales du voisin du Sud fermaient aussi la porte à tout rêve de pays indépendant. Je ne m’attarderai pas sur les hauts et les bas du régime fédéral après 1867. L’essentiel, pour les fins de cette conclusion, est le legs parlementaire britannique. Les Québécois l’ont fait leur, en l’adaptant à leur image. Le système parlementaire, sans être parfait, est moins sujet aux dérives antidémocratiques, l’histoire nous l’apprend, que le régime présidentiel à l’américaine. La démocratie québécoise serait-elle aussi vivante, aussi robuste, si nous avions adopté ce système ?

Finalement, mon petit voyage dans le passé m’a convaincu que les Québécois n’ont jamais été un peuple préindustriel, un peuple folk, dont les valeurs rompaient avec la modernité américaine. Hughes s’est trompé, Lord Durham aussi. Les Québécois seront modernes, mais autrement. Nous le savons aujourd’hui, ils n’étaient pas moins doués pour les affaires que d’autres Nord-Américains, mais c’était une faculté en latence. L’attachement à l’Église, aux valeurs qu’elle a prêchées (peu propices aux affaires, certes) durant la longue phase de coconnage, a été une nécessité démographique – un autre choix stratégique. En effet, pour que le « miracle » se produise, il fallait que la nation perdure. Les femmes sont les véritables héroïnes de cette histoire, je ne le répéterai jamais assez, mais elles sont aussi ses principales victimes.

Cela ne pouvait pas durer. L’histoire du Québec est pleine de paradoxes, dont l’un, et non le moindre, est la construction d’une société profondément séculaire sur les bases de celle naguère qualifiée de quasi-théocratie, la priest-ridden province. Il n’y a pas si longtemps, qui aurait pu imaginer que le Québec serait un jour le coin de l’Amérique le moins porté sur la religion ? Or, précisément parce que l’Église contrôlait tout, quand elle est tombée, tout le reste a pu changer.

Le miracle québécois
Récit d’un voyageur d’ici et d’ailleurs

Le miracle québécois
Récit d’un voyageur d’ici et d’ailleurs

Éditions du Boréal, octobre 2021

336 pages

Qui est l'auteur

Mario Polèse est professeur émérite à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Centre urbanisation culture société à Montréal, son lieu d’attache depuis plus de 40 ans. Il a abondamment écrit sur l’économie du Québec et, plus particulièrement, sur l’économie des villes et des régions. Il a occupé des postes de recherche et d’enseignement aux États-Unis, en France, en Suisse et en Amérique latine.