Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à David Goudreault.

Difficile de concevoir la mort de son enfant, et pénible d’imaginer que l’on puisse en prélever des morceaux. Je vous enjoins de le faire pourtant, réfléchir à l’impensable et être cohérent avec vous-même. Si les statistiques vous consternent, si l’histoire d’Eliam vous touche comme elle m’a bouleversé, à la fin de cette chronique, vous ferez connaître votre volonté de donner vos organes, et ceux de vos enfants, en cas de mort cérébrale.

Aveuglant, le soleil éclate contre les vitres de l’hôpital. Une magnifique journée d’automne. Un dernier tour de moto pour certains, une ultime sortie en robe courte pour les plus téméraires. Eliam n’a connu que les murs de sa chambre depuis trop longtemps, il n’a rien vu de l’été. À 15 mois d’existence, le plus jeune patient branché à un cœur mécanique du pays a déjà subi quatre opérations cardiaques. Et ce matin, au réveil, il vomissait du sang.

Des étudiants de HEC rigolent sur le trottoir, kebabs à la main, leurs sacs à dos lourds d’un avenir plein de promesses. À quelques pas de leur bonheur, je retrouve Jimmy, le père d’Eliam. Les yeux rougis, le sourire franc, il m’accueille dans l’intimité de son enfer. On franchit les portes coulissantes que tout parent aimerait éviter. Haut lieu de la souffrance infantile, de la détresse, de la résilience et de la mort vide de sens ; comme disait mon pote poète Elyjah, brillant ado ayant survécu à une double leucémie : « Si tu crois qu’il existe une sainte justice, passe faire un tour à Sainte-Justine ! »

Les tragédiens grecs n’auraient pu imaginer plus dramatique nœud gordien : pour que l’un puisse voir son enfant survivre, un autre doit voir le sien mourir. La perte la plus cruelle engendre parfois le plus vif espoir.

Jimmy est un habitué, il m’entraîne dans les dédales de l’institution, on passe devant les urgences et leur annexe, qui accueille les débordements réguliers. On trouve une pièce libre, aux abords des soins intensifs et de ses 32 chambres toujours trop occupées.

« Mon gars, c’est un guerrier, on le sent qu’il se bat pour survivre. » Jimmy est un philosophe couvert de tatouages, inspiré par les leçons offertes par les enfants malades. « Dans la chambre à côté de nous, un petit gars de 12 ans voulait passer son tour, offrir le prochain cœur disponible à notre fils. » Impossible, malgré sa grandeur d’âme, l’enfant a dû accepter sa chance à lui ; il a reçu son organe, un jeune cœur qui continuera de battre, et lui permettra de vieillir.

PHOTO FOURNIE PAR LES PARENTS D'ELIAM

Le petit Eliam survit grâce à un cœur mécanique.

Pour être compatible, le cœur à greffer doit être petit. Et en bon état. Le temps joue contre Eliam, qui survit grâce au cœur mécanique depuis déjà cinq mois. On a vu des enfants se rendre à un an, avant que l’épuisement du corps ou les complications médicales ne broient les derniers espoirs.

Jimmy y croit, tout se peut. Mais tout se pourrait beaucoup mieux si on était cohérent, car 90 % de la population se dit d’accord pour le don d’organes, mais seulement 60 % consentent effectivement, sans opposition de la famille, au moment critique.

Et si les parents sont prêts à donner leurs poumons ou leurs reins, ils refusent souvent de donner les organes de leurs enfants, particulièrement le cœur. La vaine croyance que de la mort cérébrale, l’enfant puisse ressusciter, ou l’impossibilité d’imaginer ce cœur aimé battre dans une autre poitrine. Choix déchirant, tragique, si le choix est encore possible ; un parent comateux ou décédé ne peut faire connaître ses volontés pour ses propres enfants. On doit prendre la décision à froid, rationnellement, le plus tôt possible, maintenant, avant de se retrouver au cœur du drame.

Jimmy m’invite dans la chambre d’Eliam. Sabrina, les yeux gorgés de larmes, éponge le sang de la bouche de son fils. « On essaie de garder espoir, mais aujourd’hui, c’est difficile. » Ils m’accueillent, malgré la détresse et l’anxiété. Que je joigne ma voix à la leur, que résonne hors de l’hôpital leur fol espoir d’avoir un organe pour leur enfant, et pour tous les enfants qui occuperont la chambre d’Eliam dans les années à venir.

Si la maladie et la souffrance physique nous confrontent à l’absurdité de l’existence, la science et la bonté peuvent lui redonner du sens ; parfois, la mort permet la vie. En attendant que le Québec emboîte le pas de la Nouvelle-Écosse avec le consentement implicite, la survie d’Eliam et de milliers d’enfants est entre nos mains, au bout de nos doigts. Signez votre carte. Faites connaître votre décision pour vos enfants. Informez vos familles, dites-le haut et fort, qu’on évite toutes tergiversations, qu’on ne trahisse pas votre résolution.

Je vais prêcher par l’exemple. À mon décès, donnez tous mes organes viables. Et aussi douloureuse que puisse être cette idée, j’affirme publiquement qu’en cas de mort cérébrale, je désire que les organes de mes enfants soient prélevés et offerts à une des 802 personnes sur la liste d’attente. Voilà pour moi, à votre tour maintenant.