La montée en puissance de la Chine est sans doute le phénomène contemporain le plus déterminant du système international. Dans cette ascension en cours depuis près de trois décennies, l’expansion économique de Pékin a été accueillie de manière généralement positive. Au pire, il s’agissait d’un nouveau pôle économique qui rivaliserait avec les géants américains et européens.

Il en va autrement du développement des capacités militaires et technologiques de Pékin, qui soulèvent de bien plus grandes inquiétudes, surtout avec les velléités du géant asiatique dans la mer de Chine méridionale, les exercices militaires aériens au-dessus de Taiwan et les essais de nouveaux missiles hypersoniques.

Bien que ces deux visages du « miracle chinois » ne soient que le reflet de l’émergence d’un ordre mondial appelé à changer, il demeure que ces grands bouleversements peuvent faire écho à ce que l’historien et stratège grec Thucydide observa en son temps, il y a 25 siècles : craignant qu’une Athènes de plus en plus puissante n’étende son emprise sur le Péloponnèse, Sparte l’attaqua avant que son appréhension ne se matérialise.

Au cœur de cet épisode classique des relations internationales se trouve le dilemme de sécurité : comment se défendre contre une menace perçue sans alimenter cette même menace par une course aux armements, au risque de déboucher sur une guerre ?

En s’efforçant d’accroître leur sécurité et en poursuivant la défense de leurs intérêts économiques, les États risquent en effet d’aviver l’insécurité et la riposte militaire de leurs voisins, explique justement le politologue Pierre de Senarclens. Or, avec la montée de la Chine et les craintes qu’elle suscite, ce dilemme est en train de s’installer dans les esprits.

Le danger avec ce dilemme est qu’il peut mener au phénomène de la prophétie autoréalisatrice : en supposant qu’il existe un plan chinois de domination impériale, on peut en venir à s’en convaincre et à agir en fonction de celui-ci en posant des gestes défensifs qui peuvent être perçus comme offensifs et provocateurs.

En ce sens, la nouvelle alliance militaire entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS) visant entre autres à équiper l’Australie de sous-marins nucléaires, peut être considérée comme le reflet d’une telle lecture. L’Indo-Pacifique serait ainsi appelé à devenir le prochain théâtre d’affrontement stratégique et militaire.

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Chargement de paquets à la gare de Nanchang, dans la province du Hunan

Bien que séduisante, car relativement simple à comprendre, la grille de lecture du dilemme de sécurité fait abstraction de processus et phénomènes plus longs et plus globaux.

Contrairement au théâtre européen des deux guerres mondiales ou encore à la bipolarité Est-Ouest de la guerre froide, les changements actuels exigent en effet une analyse plus complexe, car les relations avec la Chine sont marquées par une interconnexion à la fois économique, technologique, culturelle et historique.

En embrassant cette complexité, il devient dès lors possible de saisir qu’au-delà des dépenses et des exercices militaires, par exemple, les vols commerciaux entre Taiwan et la République populaire de Chine se poursuivent et que les deux économies entretiennent toujours des liens commerciaux et financiers très étroits. Et que malgré ses différends territoriaux avec les Philippines, le Viêtnam, la Malaisie et Brunei, la Chine continentale maintient des liens commerciaux importants avec ces pays, et les communautés d’origine chinoise qui s’y trouvent y nouent de nombreux partenariats d’affaires.

De plus, et au-delà de l’Asie du Sud-Est, Pékin est bien imbriquée avec de vastes pans du monde grâce à des prêts, des investissements et des programmes d’aide au développement qu’elle gère de façon bilatérale et multilatérale, notamment avec la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures. Enfin, l’immense projet chinois des Nouvelles Routes de la soie est fondé sur l’ambition d’augmenter les flux commerciaux au sein de l’Asie, mais aussi avec l’Europe, donc d’accroître l’interdépendance entre la Chine et le reste du monde.

Il faut ajouter à la complexité de la relation de la Chine avec le reste du monde sa situation intérieure. Les points de tension et les problèmes susceptibles d’affaiblir ou de relativiser cette position ne manquent pas : vulnérabilité de ses approvisionnements énergétiques, gigantesques problèmes de pollution, revendications identitaires, gestion problématique des oppositions politiques à Hong Kong, vieillissement de la population, etc.

Face au mouvement actuel des plaques tectoniques géopolitiques, la lecture unidimensionnelle fondée sur le simple calcul des capacités militaires de la Chine peut être réductrice et mener tout droit au piège du dilemme de sécurité.

Au Canada, après avoir passé plus de quatre années à scruter les moindres faits, gestes et gazouillis du président américain Donald Trump, il serait souhaitable à présent d’investir ce même niveau d’effort et d’énergie pour comprendre ce lointain voisin d’Orient avec lequel nous partageons après tout un océan au nom tout aussi inspirant qu’énigmatique.

Plus près qu’on pense

Pendant des années, le Canada a joui d’une image positive en Chine, notamment grâce au rôle joué par le médecin Norman Bethune durant la révolution chinoise. Aujourd’hui, les relations sont plus difficiles, comme l’ont démontré la longue saga autour de la demande d’extradition de Meng Wanzhou, vice-présidente de Huawei, et la détention arbitraire des Canadiens Michael Spavor et Michael Kovrig. Les prochains mois seront déterminants pour l’avenir des relations sino-canadiennes alors que la Chine est un partenaire économique de premier plan (troisième après les États-Unis et l’Union européenne), d’où l’importance de bien comprendre la signification et les conséquences de l’essor du géant chinois.

Pour aller plus loin

Écoutez l’entrevue de Pierre Grosser sur Radio France, « La Chine a une relation difficile avec les alliances traditionnelles » Lisez L’histoire du monde se fait en Asie : une autre vision du XXe siècle, Pierre Grosser, Éditions Odile Jacob, 2017 Lisez « Chine : Géopolitique, géoéconomie, géostratégie », Magazine Diplomatie n62 Lisez « Quand la Chine se pense en grande puissance », Barthélémy Courmont, Magazine Diplomatie Écoutez « Comment la Chine conquiert le monde : le rôle du pouvoir symbolique », entrevue de Roromme Chantal à Plus on est de fous, plus on lit ! Lisez The Future Is Asian, Parag Khanna, Simon & Schuster, 2019