Québec — Au seuil d’une importante réforme du droit familial, les familles qui ne s’inscrivent pas dans un moule traditionnel demandent d’être reconnues. Au cours de cet immense chantier, Québec encadrera notamment la délicate question des mères porteuses. Certains voudraient aussi que d’autres modèles, comme la pluriparentalité, se taillent une place. Rencontres avec des familles qui ont l’impression de n’entrer dans aucune case.

Vers l’encadrement du recours aux mères porteuses

Faut-il encadrer le recours aux mères porteuses ? Poser la question, c’est ouvrir un débat sans réponse facile et dans lequel les enjeux sont nombreux. Marchandisation du corps de la femme. Droit de la femme à disposer de son corps. Accessibilité des couples infertiles et des hommes gais à la parentalité. Mais que l’on soit pour ou contre, cette pratique – qui n’est pas illégale au Canada si elle n’est pas rémunérée – a déjà cours au Québec. Et le gouvernement a décidé de l’encadrer.

En entrevue avec La Presse, en août dernier, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, a confirmé son intention de déposer cet automne le premier volet de la très attendue réforme du droit de la famille. Il abordera d’abord les questions liées à la filiation, à la grande surprise du milieu juridique qui s’attendait plutôt à parler de conjugalité.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice

Cette première phase inclut l’encadrement des mères porteuses, alors que les contrats de gestation pour autrui (par lesquels une femme accepte volontairement de porter l’enfant d’un couple ou d’une personne) sont actuellement invalides au Québec.

Pour Line Picard, cette décision du gouvernement Legault suscite un certain soulagement. De sa classe d’une école primaire de l’Outaouais, où elle enseigne, la femme de 42 ans, mère de deux adolescentes, nous raconte son histoire. Celle d’une famille complète et de grossesses terminées dans la vingtaine, puis de son désir d’être à nouveau enceinte, sans nécessairement avoir d’autres enfants.

« Au début, dans ma tête, c’était des hippies qui faisaient ça. J’avais vaguement vu ça chez Oprah et même là, c’était une histoire qui avait mal tourné », se souvient-elle.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Line Picard a été mère porteuse à trois reprises.

En 2009, alors qu’elle habitait Ottawa, elle est finalement devenue pour la première fois mère porteuse pour un couple de Montréal. Une expérience qui « n’est pas pour tout le monde », dit-elle, mais qu’elle a ensuite renouvelée deux fois plutôt qu’une.

L’importance des contrats

Comme elle vivait alors en Ontario, où les contrats de gestation pour autrui sont valides et la pratique encadrée, Line Picard a trouvé l’accompagnement qui lui convenait pour mener ce projet à terme. Elle a d’abord méticuleusement choisi les parents d’intention et a bénéficié d’un suivi psychosocial complet, en plus d’un contrat béton avec lequel elle se sentait en sécurité.

Puisque les contrats entre mères porteuses et parents d’intention sont invalides au Québec, où le Code civil les considère à ce jour comme « nuls de nullité absolue », les couples infertiles et les couples d’hommes gais changent parfois de province pour fonder une famille. Dans l’état actuel du droit, Line Picard ne conseillerait à aucune femme de porter un enfant pour autrui au Québec, sans contrat valide. Selon elle, les risques sont trop grands, alors que des parents d’intention peuvent choisir de se retirer du projet en cours de grossesse ou de ne plus payer pour des frais médicaux engagés.

« Si ça se passe mal, ce n’est pas juste elles qui risquent de souffrir, c’est l’enfant aussi », prévient-elle.

La protection légale et les contrats valides sont incontournables et non négociables. Jamais je n’encouragerais une femme à [devenir mère porteuse] sans être protégée. S’il arrive quelque chose, si un parent [d’intention] change d’idée ou que le contrat n’est pas respecté, vous vous retrouvez seule pour “dealer” avec ça.

Line Picard, ex-mère porteuse

L’après-réforme de 2002

C’est pour cette raison et pour éviter le « tourisme reproductif » (parents d’intention qui changent de province ou de pays pour fonder leur famille) que la directrice générale de la Coalition des familles LGBT+, Mona Greenbaum, souhaite que le gouvernement entreprenne sa révision du droit familial avec une « approche pragmatique ».

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Mona Greenbaum, directrice générale de la Coalition 
des familles LGBT+

Lors de la dernière grande réforme, en 2002, Québec a permis la filiation homoparentale par adoption et par procréation assistée. Le Québec était à l’époque l’un des endroits « les plus avancés dans le monde » en cette matière, estime Mme Greenbaum. Il est temps, selon elle, « qu’on soit à nouveau progressiste ».

« Je veux que les gens comprennent que ces familles existent déjà, qu’elles sont dans notre société et qu’elles doivent être reconnues comme les autres familles », plaide-t-elle.

Cette soif de reconnaissance, Samatar Abdillahi et Christophe Furstoss la vivent pleinement. Les deux Montréalais, respectivement âgés de 47 et 43 ans, sont pères de deux filles conçues en Ontario par gestation pour autrui. De leur maison dans l’arrondissement de Saint-Léonard, pendant que leur plus vieille, âgée de 4 ans, est à la garderie, et que la plus jeune, âgée d’à peine 2 mois, dort à poings fermés, ils racontent avoir vécu comme « une forme de rejet » la nécessité de fonder leur famille à l’extérieur du Québec.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Samatar Abdillahi, Christophe Furstoss et leurs filles, 
Sarah (4 ans) et Emma (2 mois)

« On est québécois, on habite au Québec, mais il a fallu qu’on s’exile en Ontario [pour trouver une mère porteuse] », dit M. Abdillahi, qui a vite cessé d’essayer de comptabiliser tous les frais d’hôtel et de déplacement qu’il a encourus pour être présent à chaque étape des grossesses.

On l’a vécu comme une forme de rejet, qui invalidait notre désir d’avoir un enfant. Le fait de ne pas avoir accès à la gestation pour autrui au Québec, c’est comme si on n’avait pas gagné tous les droits en 2002.

Samatar Abdillahi

Pour son conjoint d’origine française, Christophe Furstoss, la langue a aussi été une barrière. Les contrats et la relation avec la mère porteuse, qui est « très importante », se passaient entièrement en anglais.

« Ne pas parler anglais ou ne pas être super à l’aise en anglais rend cette partie-là encore plus complexe. Christophe relisait tous les [courriels] deux ou trois fois pour s’assurer que ça serait bien perçu par la mère porteuse. C’est le stress pendant les neuf mois », se souvient Samatar Abdillahi.

Protéger la femme, d’abord et avant tout

Dans son entrevue avec La Presse l’été dernier, Simon Jolin-Barrette avait indiqué vouloir encadrer la gestation pour autrui en mettant en place un cadre « pour éviter la marchandisation du corps de la femme ». Le ministre de la Justice avait également affirmé vouloir trouver un équilibre au bénéfice « à la fois des parents d’intention, de l’intérêt de l’enfant et de la mère porteuse ».

Si la reconnaissance du recours aux mères porteuses suscite chez certains l’enthousiasme, d’autres sont beaucoup plus prudents. MMarie-Christine Kirouack, directrice de l’Association des avocats et avocates en droit familial du Québec, affirme de façon résignée que « la guerre des mères porteuses est perdue », et ce, « malgré toutes [nos] réticences ».

PHOTO TIRÉE DU SITE DROIT.INC

Me Marie-Christine Kirouack, directrice de l’Association des avocats et avocates en droit familial du Québec

MKirouack souhaite que le gouvernement place l’intérêt de la mère porteuse en priorité, alors que c’est « elle qui risque sa vie ». Elle rappelle au passage que des femmes meurent chaque année, au Québec comme ailleurs, en mettant des enfants au monde. Selon des données de Statistique Canada publiées en 2018, le taux de mortalité maternelle a varié au cours des 10 dernières années au pays entre 4,5 et 8,7 décès pour 100 000 naissances vivantes.

On fait quoi avec [les mères porteuses] qui meurent ? Quelle est la responsabilité des [parents d’intention] si madame décède et qu’elle a trois enfants ? Est-ce que le couple est tenu de payer pour les trois enfants qui restent ? Je n’ai pas nécessairement les réponses, mais je me pose toutes ces questions. […] À partir du moment où on ouvre les portes, il va falloir les baliser.

Me Marie-Christine Kirouack, directrice de l’Association des avocats et avocates en droit familial du Québec

Aux aguets, elle demande aussi à Québec de prévenir l’éclosion d’un marché de mères porteuses composé essentiellement de « femmes pauvres » aux mains de « gens qui ont de l’argent ». L’avocate en droit de la famille verrait d’un bon œil qu’on impose un nombre maximal de grossesses qu’une femme peut faire pour autrui.

Le profil type d’une mère porteuse

Qui décide de devenir mère porteuse au Québec et ailleurs au Canada ? Le parcours de Line Picard, enseignante, représente-t-il le profil type des femmes qui portent volontairement un bébé pour un autre couple ?

Ces questions – et les autres enjeux qui touchent la gestation pour autrui – sont au cœur des recherches de Kévin Lavoie, professeur adjoint à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval. Mais à ce jour, répond-il à ceux qui brûleraient d’envie de connaître les réponses, « on n’a pas de données précises » sur le profil de celles qui acceptent de devenir « femmes porteuses », l’appellation qu’il utilise pour sa part afin de décrire cette réalité.

Dans le cadre de ses travaux, le professeur Lavoie dit avoir rencontré des femmes qui ont déjà leur propre famille, qui ne veulent pas faire le deuil de la grossesse et qui souhaitent offrir la parentalité à un couple qui a besoin d’aide pour avoir un enfant. Les mères porteuses qu’il a rencontrées dans le cadre de ses recherches étaient issues de la classe moyenne et étaient pour la plupart titulaires d’un diplôme collégial ou universitaire.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ LAVAL

Kévin Lavoie, professeur adjoint à l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval

M. Lavoie souhaite que Québec innove en encadrant le recours aux mères porteuses. Il demande au gouvernement de reconnaître et baliser les contrats, mais aussi de « faire du ménage sur l’établissement de la filiation avec les parents d’intention », pour que ceux-ci aient dès le début du projet avec la mère porteuse « des droits et des responsabilités [envers] l’enfant ».

Pour y arriver, il propose une « médiation procréative » où les services de protection de la jeunesse accompagneraient les couples d’intention et les mères porteuses avant, pendant et après le projet. Line Picard est aussi d’avis que le Québec est à l’heure d’un encadrement de cette pratique.

« C’est important de s’entendre sur tous les sujets sérieux », affirme-t-elle. Dans son cas, sa relation avec les parents d’intention est demeurée intacte, même après la naissance. Les familles lui donnent des nouvelles et l’appellent à l’occasion. Mme Picard n’a toutefois aucun lien d’autorité parentale avec les enfants.

Elle se souvient de ces moments « précieux » où elle a donné naissance, ce qui lui a procuré « un sentiment indescriptible de satisfaction et de fierté ». Cet état d’esprit, qu’elle souhaite à toutes celles qui entreprennent un projet comme mère porteuse, a été possible grâce à un accompagnement « où on a tout prévu, dans les moindres détails ».

Car pour Line Picard, être accompagnée et protégée est la clé du succès pour encadrer une saine gestation pour autrui.

Le combat des familles pluriparentales

Certaines personnes repoussent les frontières du modèle familial biparental. Même si leur situation n’est pas reconnue, elles forment des familles pluriparentales. Dans ce contexte, l’enfant qui naît peut avoir deux mères et deux pères, deux pères et une mère, ou deux mères et un père. Ces familles souhaitent que Québec mette en place une procédure pour établir la filiation entre un enfant et plus de deux parents.

L’impression de ne pas exister

PHOTO FOURNIE PAR SOPHIE PARADIS

Eric Jean, Sophie Paradis et Dominique Joly sont les parents
d’un petit garçon.

Pour les Québécois qui suivent sa carrière à la télévision, Sophie Paradis est une figure connue, bien réelle, qu’on voyait dans L’auberge du chien noir et Mémoires vives. Pourtant, dans sa vie de tous les jours et dans son rôle de mère, la société lui renvoie un reflet qui lui donne le sentiment d’être « inexistante ».

Cette situation s’explique par le choix parental que la comédienne a fait il y a près de dix ans avec son ex-conjointe, de qui elle est encore proche. Elles ont décidé de former une famille pluriparentale avec un ami, gai lui aussi. Deux mamans et un papa, qui vivaient au départ dans deux maisons, et aujourd’hui dans trois. Mais surtout, un petit garçon qui vit très bien sa « famille moderne », raconte Mme Paradis, même si son acte de naissance ne lui reconnaît pas de deuxième mère.

On n’a pas la prétention de connaître toutes les lois. Tout ce qu’on peut dire, c’est que notre modèle familial n’est reconnu nulle part. On n’existe pas.

Sophie Paradis

Sophie Paradis dit en avoir pris pleine conscience pendant la pandémie, au moment où le gouvernement limitait les rassemblements et qu’ils ne pouvaient plus se rassembler, vivant à trois adresses, sous un même toit.

À la naissance de leur fils, Mme Paradis a promis à sa conjointe de l’époque qu’elle serait toujours là pour défendre sa place auprès de leur fils. C’est toujours le cas aujourd’hui, même si elles ne forment plus un couple. Mais cette promesse reste un « acte de foi », reconnaît-elle.

Un lien de confiance

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Sefie Amir, Sabrine Leblond-Murphy et Luc Mikelsons forment une famille pluriparentale

Sabrine Leblond Murphy connaît l’adversité, ce qui explique que les défis (ou les dangers, diront certains) associés à la pluriparentalité ne l’ont pas freinée dans son rêve de fonder une famille.

En 2008, à l’âge de 26 ans, elle a été atteinte d’une leucémie qui a nécessité une greffe de moelle osseuse. Ses traitements pour combattre la maladie l’ont rendue infertile, mais son conjoint et elle ont maintenu le cap avec leur projet familial. Après plus d’un an de réflexion, ils ont finalement choisi de le réaliser non pas avec l’aide d’une amie, mais plutôt avec celle-ci, tout simplement. Comme dans deux mamans et un papa.

L’insémination « maison » a vite réussi et un garçon est né de leur projet. Le bambin a rapidement eu un petit frère, par l’entremise cette fois-ci d’une mère porteuse. Mais dans tous les cas, même si les noms inscrits aux actes de naissance changent d’un enfant à l’autre, ils sont tous les deux liés à cette famille atypique, où chaque parent joue son rôle.

Mme Leblond Murphy est bien consciente des risques associés à ce modèle familial, qui n’est pas reconnu. Sa famille, qui habite deux appartements du même immeuble, est fondée sur la confiance. Tous espèrent pouvoir un jour ajouter le troisième parent aux actes de naissance de leurs enfants.

Que faire quand plus rien ne va ?

MMarie-Christine Kirouack, directrice de l’Association des avocats et avocates en droit familial du Québec, s’inquiète des répercussions sur les enfants quand la bonne entente qui unit une famille pluriparentale n’est plus aussi évidente.

Quand la chicane pogne, on aura quoi, des enfants en garde tripartagée tous les trois jours ? Comment les décisions importantes [concernant l’enfant] se prendront-elles ? À la majorité simple ?

Me Marie-Christine Kirouack, directrice de l’Association des avocats et avocates en droit familial du Québec

Au Canada, il est possible de reconnaître plus de deux parents à un enfant en Ontario, en Colombie-Britannique et en Saskatchewan, rappelle la Coalition des familles LGBT+. L’organisme milite activement pour que Québec inclue dans sa réforme du droit de la famille « une procédure administrative pour établir la filiation entre un enfant et plus de deux parents ».

Certains juristes, dont Michelle Giroux, avocate et professeure titulaire à la faculté de droit, section de droit civil à l’Université d’Ottawa, souhaitent que la question fasse à tout le moins « partie du débat », écrivait-elle en 2019 dans la revue Options politiques. Selon nos informations, la réforme du droit familial, dont le dépôt est imminent, ne retiendra pas ce modèle de parentalité.