Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, quatre artistes nous présentent, à tour de rôle, leur vision du monde qui nous entoure. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Natasha Kanapé Fontaine.

Craquements. Quand on pense au monde qui nous entoure, on a l’impression que les choses chancellent, bougent, se craquellent. Vives craquelures, le temps s’effrite. Morceaux de pierres en avalanche microscopique, de béton qui fendillent et embrassent le sol, qui lui peut parfois se révulser en lui-même. Les siècles, sédiments. Bourdonnement.

Tatueueiashkatin. Quelque chose émet un craquement à cause du gel. En phonétique : tətteːweːjaːʃkətn. Verbe inanimé intransitif. Selon le dictionnaire innu, que je peux trouver au bout de mes doigts en ligne, sur la Toile, c’est le mot qui s’approche du concept du craquement. Dictionnaire : aimun-mashinaikan. Le livre de la parole. J’ouvre la parole, un livre existe. J’ouvre les yeux, un mot. Ma langue. Dont les craquelures apparaissent de plus en plus au fil du temps. Les enfants parlent-ils leur langue ? Est-ce que je la parle ? Bribes. Fragments.

Je lis le mot et j’imagine une prononciation. Je la murmure, du bout des lèvres. Je ne suis pas sûre. Ce n’est pas le bon. Je relis la phonétique. Encore une fois. Le mot ressemble à un autre, qui signifie : il/elle (ou l’objet) fait du bruit. Du tapage. Tatueuetau [tətteːweːtaːw]. Mais ce n’est pas où je suis. Je suis devant la paroi d’une caverne colossale, où je cherche mes racines, au milieu des contrées du Nitassinan, et le mur se fend, et tout ce qui est gelé fond à gouttes fugaces marquant les secondes qui existent dans le monde insolite de l’Occident qui toutefois n’existent pas là-bas. Ici. Où je suis, c’est intemporel. Il n’y a pas de carte pour trouver cet endroit. Il n’y a pas de frontières, pas de limites. La langue est toujours vivante. Elle se parle en glissant les paumes sur le corps solide de la falaise, cette peau âpre, nos mains frémissent. Elle se parle en posant le pied dans la tourbe, et de là, on s’engouffre. On s’endort dans la texture des racines. La sphaigne comme oreiller.

J’ouvre les yeux, réveillée par des gouttes d’eau si froides qui tombaient sur mes paupières par intervalles de milliers d’années. Tatueueiashkatin. Je dois repérer la source de cette brisure. Je fais silence. J’entends. Je tends l’oreille. Je cherche la provenance, l’appartenance de ce craquement. Elle est… en moi ?

Brèches. De nombreuses cassures parcourent les escarpements de ma cage thoracique. Je dois remplir les vides avec des sons. Une musique que je connais. Que le temps reconnaît. Seule celle-ci pourra réellement panser mes blessures. Ma mémoire brisée.

Nin u nitshisseniten tanite e utateian. Mon corps est un foisonnement de retrouvailles. Kau minat nika mishken nitaimun. Et quand je toucherai l’étoile, les étincelles de sa course entreront dans mon corps pour éclairer toute la matière noire.

Je suis craquements. Je suis quelque chose qui craque à cause du manque. Le temps passe. Tout fond. Tout gèle. Les saisons se côtoient, parfois se perdent. Elles titubent, ici du moins au sud, elles ne suivent plus parfois le cycle choisi depuis la nuit des temps.

On espère laisser sa trace en la dessinant soi-même. Parfois j’ai la sensation que la mienne sera faite des esquilles tombées de mes os.