Le sociologue Guy Rocher prend le café avec notre chroniqueur Mario Girard cette semaine

Même à 97 ans, le sociologue Guy Rocher refuse de rendre les armes. Celui qui a été l’un des artisans de la Révolution tranquille trouve que le Québec fait preuve d’inertie et qu’il aurait intérêt à mener certains combats.

C’est face au fleuve Saint-Laurent, à quelques pas d’une tour de L’Île-des-Sœurs, où il vit, que j’ai rencontré Guy Rocher. Le café que j’avais préparé et mis dans un thermos avait intérêt à être fort : ce nonagénaire demeure dans une forme incroyable.

La conversation s’est ouverte sur son enfance à Berthierville entre une mère « à la fois croyante et critique » et un père ingénieur civil mort trop tôt. « Il avait 38 ans et il est mort d’un cancer de l’estomac. Ce fut le premier grand choc de ma vie. Et il résonne encore aujourd’hui. Je me suis toujours ennuyé de mon père. »

Cette absence douloureuse explique que le jeune Guy Rocher, qui quitte les religieuses en 1935 pour entreprendre son cours classique, accueille avec joie les figures paternelles du Collège de L’Assomption. « Ces professeurs, des prêtres pour la plupart, ont été très importants pour moi. »

Il est intéressant de noter que ces mots proviennent de quelqu’un qui, quelques années plus tard, va contribuer à séparer le religieux du monde de l’éducation au Québec.

Après ses années de collège, il entreprend des études en droit, puis en sciences sociales. L’absence de son père l’amène à se questionner sur beaucoup de choses, dont le couple. Cette quête de sens trace un sillon.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Mario Girard rencontre Guy Rocher

À cette époque, la sociologie était vue comme une source de culture, un point c’est tout. Décider de faire ma vie en sociologie n’était pas normal. Dans ma famille, il y avait des avocats, des notaires et des gens d’affaires qui ne comprenaient pas mon choix.

Guy Rocher

À l’Université Laval, il a comme professeur Georges-Henri Lévesque, considéré comme le père de la sociologie au Québec. L’étudiant rencontre un véritable mentor. Mais cela ne rassure pas la matriarche. « Ma mère me disait : “Le père Lévesque a une communauté pour le faire vivre. Mais toi, comment vas-tu gagner ta vie ?” »

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Mario Girard rencontre Guy Rocher

Le maître voit rapidement qu’il a en face de lui un homme capable d’élever une discipline dont la société québécoise a grandement besoin. C’est ce même père Lévesque qui aidera le jeune Rocher à poursuivre sa formation à l’Université Harvard.

À son retour au Québec, il enseigne à l’Université Laval avant d’être recruté par l’Université de Montréal en 1960. Dans le mythique film Seul ou avec d’autres qui rassemble des jeunes débordant de créativité (Denys Arcand, Stéphane Venne, Denis Héroux, Marie-José Raymond, Mireille Dansereau, Marc Laurendeau, François Cousineau, de même que Michel Brault et Gilles Groulx), on découvre un enseignant fougueux qui ne craint pas les risques de la sincérité.

« On vient à l’université pour suivre des cours qui sont définis d’avance comme souvent moches, pour passer des examens qui sont définis comme souvent mauvais [...] On empile des connaissances dans une boîte de conserve, pis on la ferme au bout du cours avec un diplôme », confie-t-il avec un air narquois dans ce joyau du cinéma-vérité qui a été présenté à Cannes en 1963.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Mario Girard rencontre Guy Rocher

Faut-il être surpris d’apprendre que Paul Gérin-Lajoie, ministre sous Jean Lesage, lui demande alors de faire partie, en 1961, de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec visant à décaper notre système d’éducation ?

« Au départ, je ne voulais pas m’embarquer là-dedans, car je voulais me concentrer sur l’enseignement. J’ai dit à Paul Gérin-Lajoie que je ne pouvais pas accepter. Une heure plus tard, mon doyen est entré dans mon bureau pour me dire que le recteur m’obligeait à accepter. Sans doute avait-il reçu un certain coup de fil... »

Cette aventure qui devait durer deux années a finalement tenu Guy Rocher occupé pendant cinq ans. « Au départ, on croyait qu’il nous fallait une philosophie de l’éducation. J’ai dit qu’il faudrait d’abord avoir une sociologie de l’éducation et penser le système tel qu’il est et tel qu’on voudrait qu’il soit. Ça a donné une orientation à la commission, car on venait de trouver une manière de travailler. »

Guy Rocher, qui se souvient encore du cachet de 100 $ que le gouvernement lui versait mensuellement, affirme que les membres de la commission ont joui d’une entière liberté pour rédiger leur volumineux rapport qui a mené à la création du ministère de l’Éducation et à un meilleur accès à l’éducation, notamment pour les filles.

Entre les membres de la commission, il y avait parfois des tensions. Il faut dire que Mgr Alphonse-Marie Parent (qui a donné son nom à la commission) et sœur Marie-Laurent de Rome faisaient partie des commissaires et que l’un des effets de cette réforme a été la laïcisation du système d’enseignement du Québec, symbolisée par la création des cégeps.

Soixante ans après les débuts des travaux de cette commission, Guy Rocher croit qu’elle demeure aujourd’hui l’un des piliers de la Révolution tranquille. « Ça et la création d’Hydro-Québec. Ce fut un élan économique formidable qui nous a permis de dire “Maîtres chez nous” comme le clamait Jean Lesage. »

L’occasion était belle de demander à ce précieux observateur qui sont, selon lui, les grands bâtisseurs de cette fameuse Révolution tranquille. « Je dirais Paul Gérin-Lajoie, René Lévesque, pas le premier ministre, mais le ministre des Ressources naturelles, Jeanne Lapointe, une femme qu’on connaît peu et qui mériterait qu’on lui érige une statue, André d’Allemagne, qui a créé le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), et, finalement, André Laurendeau, un journaliste qui a formidablement bien formulé la pensée québécoise. »

Une décennie après cette commission, Camille Laurin, fraîchement nommé ministre d’État au Développement culturel par René Lévesque, fait de Guy Rocher l’un de ses sous-ministres et lui confie la lourde tâche de corédiger la fameuse Charte de la langue française.

Plus de 40 ans plus tard, le chercheur voit d’un bon œil le travail de réforme de la loi 101 auquel s’attèle le ministre Simon Jolin-Barrette. « Il est en train de la compléter. Je considère toutefois qu’il y aurait des corrections à apporter. Je ne suis pas satisfait de la manière dont il traite l’engouement des jeunes pour le cégep anglophone. Je trouve également qu’il ne règle pas le problème des municipalités bilingues. »

Guy Rocher aura l’occasion de faire entendre plus clairement son point de vue le 28 septembre lors d’une série d’audiences prévues à cette fin.

L’auteur de l’ouvrage Introduction à la sociologie générale a toujours été un ardent nationaliste. Mais après la crise d’Octobre, il est devenu indépendantiste.

J’ai eu un choc en voyant l’invasion de l’armée canadienne au Québec et la manière dont le reste du Canada a appuyé la Loi sur les mesures de guerre. J’ai compris que nous ne pourrions jamais nous développer selon nos valeurs et notre culture.

Guy Rocher

D’élections en élections, Guy Rocher accorde inlassablement son vote au Parti québécois et au Bloc québécois. « Je fais partie de ceux qui croient que le Québec rétrécira de plus en plus au sein du Canada. Pourquoi ? Parce que je crois en l’avenir du Canada. Ce pays est appelé à se développer davantage. Dans ce développement, le Québec sera folklorique et deviendra une petite enclave qui s’affaiblira s’il ne se sépare pas. »

Le penseur se désole de voir qu’au cours des dernières décennies, le Québec est « resté derrière ». Guy Rocher montre du doigt un lobby torontois très fort qui, avec l’aide du fédéral, a réussi à surpasser le Québec notamment sur le plan des affaires et des universités. « Quand j’étais jeune, le Québec était en tête dans ces domaines. Ce n’est plus le cas. »

Serions-nous mûrs pour une nouvelle révolution ? ai-je demandé à cet infatigable batailleur. « Je trouve le Québec trop sage. Nous avons sur la table un projet de loi sur la langue qui ne provoque aucune réaction. On est sages à un moment où on devrait s’inquiéter de l’avenir de la langue française. On s’inquiète de la planète, avec raison, mais on devrait se préoccuper davantage du sort de notre société. J’aimerais ça que ça bouge plus et qu’on aille manifester pour dire autre chose que “nous sommes contre le vaccin”. »

P.-S. Guy Rocher fait partie des personnalités que mes collègues Alexandre Sirois et Judith Lachapelle ont interviewées dans l’ouvrage 80, 90, 100 à l’heure ! publié aux Éditions La Presse.

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : indispensable le matin ! J’achète toujours le café Brossard. Mais j’évite d’en prendre dans la journée, car ça perturbe mon sommeil.

Les gens que j’aimerais réunir à table, morts ou vivants : deux enseignants du collège classique : Alcide McDuff et Henri Langlois, mon professeur de grec. Et j’inviterais aussi Jeanne Lapointe et Paul Gérin-Lajoie.

La dernière fois où j’ai pleuré : à la mort de mon frère, il y a cinq ans. J’ai aussi beaucoup pleuré au décès d’une de mes filles qui s’est noyée à peu près durant la même période. J’ai également perdu une petite-fille. Ces départs sont de grandes douleurs.

Un don que j’aimerais posséder : j’aimerais avoir plus d’enthousiasme face à l’avenir, face à mes projets.

Sur ma pierre tombale, j’aimerais que l’on inscrive : À la prochaine !

Qui est Guy Rocher ?

  • Sociologue, né le 20 avril 1924, à Berthierville
  • A fait ses études à l’Université Laval et à l’Université Harvard.
  • A enseigné au département de sociologie de l’Université de Montréal (1960-2010) et a été chercheur (1979-2014) au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit de l’Université de Montréal
  • A été membre de la commission Parent, de 1961 à 1966, et a participé à la rédaction de la Charte de la langue française en 1977.
  • Père de quatre filles et grand-père de quatre petites-filles, il est le conjoint de Claire-Emmanuelle De Pocas.
  • Est grand officier de l’Ordre national du Québec.