Lars von Trier ne sera pas à Cannes. Voilà ce qu'a fait savoir plus tôt cette semaine Peter Aalbaek Jensen, producteur de Nymphomaniac, ce qui a mis un terme aux (nombreuses) rumeurs.

Cette annonce n'est pas banale. Le trublion danois est né grâce au Festival de Cannes. Il en est la créature. À part The Boss of it All (Le directeur) en 2006, dont la première mondiale a eu lieu au festival de Copenhague, tous les films du célèbre «provocateur» ont été lancés sur la Croisette.

Sélectionné en compétition officielle dès 1984 grâce à son premier long métrage, Element of Crime (Images d'une libération, présenté à Berlin en 1982, était un moyen métrage), souvent primé (Dancer in the Dark fut palmé d'or en 2000), Von Trier fut chassé de l'opulente station balnéaire de la Côte d'Azur il y a deux ans. Des propos disgracieux, lancés lors d'une conférence de presse tenue pour le film Melancholia, lui ont en effet valu le statut de persona non grata.

Repoussant les limites de l'humour noir, l'auteur-cinéaste, en gros, avait avoué une «petite» sympathie à Adolf Hitler. Il s'était aussi déclaré nazi.

Entré par la grande porte du Palais des festivals 27 ans plus tôt, sans ne jamais passer par les sections parallèles avant de se joindre aux ligues majeures, le chef de file du cinéma contemporain danois - l'une des pointures du cinéma mondial - est reparti dans le déshonneur. Et fut prié d'emprunter l'escalier de la sortie de secours sans demander son reste.

Après cette expulsion historique - Von Trier fut le tout premier cinéaste à faire l'objet d'une telle interdiction -, on se demandait ce qu'il adviendrait du lien intime qu'a entretenu au fil des ans le réalisateur avec l'organisation. De part et d'autre, cette collaboration fut utile. Et très féconde.

Même si, officiellement, on précise que cette absence cannoise est due à des délais de production plutôt qu'au couac de 2011, il reste que bien des observateurs s'interrogent. D'autant plus qu'en principe, Nymphomaniac prendrait l'affiche au Danemark le 30 mai, soit quatre jours à peine après la fin des festivités de la Croisette.

À une époque où les festivals de cinéma s'arrachent les oeuvres réalisées par les quelques maîtres qui restent, et où la perspective d'un beau gros scandale appréhendé ne peut qu'être bénéfique sur le plan médiatique, on voit mal comment la direction du festival de Cannes aurait pu garder rancoeur envers son ancien chéri. Et lever le nez sur son nouveau film.

D'autant plus que Nymphomaniac, dont la vedette est Charlotte Gainsbourg, suscite beaucoup de fascination et de discussions, depuis même l'époque où le projet n'en était encore qu'au stade embryonnaire.

Parlez de sexe, il en restera toujours quelque chose.

Faites aussi miroiter la perspective d'une approche audacieuse, où l'acte sexuel serait peut-être même représenté de façon réelle à l'écran, et vous avez une bombe entre les mains. Même si des millions de scènes pornographiques sont produites chaque année dans l'indifférence la plus totale, tout change quand on évoque du «vrai» cul dans un «vrai» film. Comme si la représentation du sexe frappait davantage l'imagination quand elle s'inscrit dans une démarche artistique plus légitime. Étrange.

Opération marketing?

Cela dit, il se pourrait que Nymphomaniac ne soit pas aussi cru que ses artisans veulent bien le laisser croire.

Même si Shia LaBeouf, l'un des acteurs du film, a déclaré que les scènes de nature sexuelle ne seraient pas simulées, et en dépit du fait que Von Trier ait aussi embauché des acteurs pornos, un léger flou artistique persiste à propos des véritables intentions du cinéaste, tant sur le plan de la forme que du fond.

Mercredi, le site badassdigest.com (n'appréciez-vous pas les noms de ces sites?) a révélé l'avis que compterait placer l'auteur-cinéaste avant le générique de son film: «Alors que le réalisateur est, par principe, de l'avis que l'on devrait avoir le droit de tout montrer, il accepte - en protestant - que ce ne sera pas possible ici. Il va donc devoir rester dans les limites permises par la loi et utiliser des images floutées à l'occasion.»

De son côté, le producteur Aalbaek Jensen précise que le scénario de Nymphomaniac, qui relate 50 années de la vie d'une nymphomane autoproclamée, compte pas moins de 268 pages.

Le tournage s'est déroulé pendant 11 semaines, et la production dispose aujourd'hui d'une centaine d'heures de matériel. On en tirera probablement deux longs métrages. Dans certains cercles, on évoque parfois une version soft pour les salles et une autre, plus explicite, pour les autres plateformes. On parle aussi d'une série télé. Allez savoir. Tout est évoqué autant que le contraire.

«Ce sera son chef-d'oeuvre», avance pourtant le producteur, aussi cofondateur avec Von Trier de la société Zentropa. «Je suis ravi de voir à quel point le thème de la luxure se marie bien au rire et au drame.»

Le talent de cinéaste de Lars Von Trier est presque indécent, tout le monde en convient. Son sens du marketing pourrait le devenir aussi.