Ce n'est pas une histoire qui fait la une des journaux à Berlin, ni même l'objet d'un entrefilet. Et ce n'est pas vrai que tous les cinéastes, acteurs et producteurs québécois présents à la Berlinale parlent de l'affaire Jutra à longueur de journée. Certains ne sont d'ailleurs toujours pas au courant de cette histoire parue dans La Presse samedi.

D'autres, en revanche, en sont douloureusement conscients et peinés. 

Je parle bien entendu de la biographie de Claude Jutra signée par Yves Lever, qui paraît en librairie aujourd'hui. On y apprend que le cinéaste aimait les jeunes garçons à peine pubères et qu'il aurait eu des relations sexuelles avec certains d'entre eux. L'histoire est sortie dans la chronique de mon camarade Mario Girard samedi. Et samedi soir, à la grande fête de Téléfilm Canada, bien des gens l'avaient lue mais, encore sous le choc, se gardaient de tout commentaire.

Hier, au traditionnel buffet que Téléfilm organise sous la rotonde de l'ambassade du Canada pour les artisans canadiens du cinéma invités par la Berlinale, j'ai sondé quelques coeurs et obtenu des réponses, exception faite de la part de l'hôte de l'événement, Carolle Brabant. La directrice générale de Téléfilm Canada a affirmé n'avoir pas entendu parler de l'affaire, trop prise par ses obligations à Berlin. Mais même mise au courant, elle a refusé de la commenter ou de dire si Téléfilm, un important partenaire financier du gala des Jutra, exigerait un changement de nom pour la cérémonie et les prix.

L'équipe de Boris sans Béatrice était mieux informée que la PDG et, surtout, plus volubile. James Hyndman a tenu à rappeler que cette malheureuse controverse n'est pas de la même eau que celle qui secoue actuellement la cérémonie des Oscars. «Aux Oscars, il s'agit d'une problématique contemporaine - l'exclusion raciale - dont des milliers de gens souffrent encore aujourd'hui. Dans le cas qui nous concerne, c'est différent. Claude Jutra est mort. Il n'a jamais été accusé de quoi que ce soit. Et aller aux Jutra, ce n'est pas cautionner la pédophilie, faut pas déconner. Les gens de cinéma ont le droit de célébrer leur art tout en étant peinés si ce qu'on reproche à Claude Jutra s'avère.»

Le producteur Sylvain Corbeil, qui a produit Boris sans Béatrice, mais aussi Les êtres chers et Félix et Meira, qui ont obtenu plusieurs sélections aux Jutra, partage l'avis de James Hyndman: «Dire que cautionner les Jutra, c'est cautionner la pédophilie, c'est faire un amalgame dangereux. Les Jutra s'appellent ainsi en hommage au grand cinéaste que fut Jutra et à son oeuvre. Pas à l'homme privé. Quant à moi, je n'ai aucune intention de boycotter les Jutra.»

Simone-Élise Girard, la Béatrice de Boris, mais aussi la Judith Carpentier d'Unité 9, voit les choses autrement. «À un moment ou l'autre, pas cette année, mais après, ils n'auront pas le choix: ils vont devoir changer le nom parce qu'il s'agit de prix et non pas simplement d'un parc ou d'une salle. C'est évident qu'il va y avoir des lauréats, des hommes ou des femmes qui, au nom des victimes d'abus sexuels, vont refuser le prix. C'est une nouvelle réalité pour les Jutra.»

Quant au cinéaste Denis Côté, qui a le don de toujours voir les choses sous un angle différent, il s'interroge sur le messager qui a écrit la bio. «Yves Lever était un de mes profs de cinéma au cégep d'Ahuntsic et, si ma mémoire est fidèle, je ne l'ai jamais entendu dire du bien de Claude Jutra. Même que c'était connu dans le milieu qu'Yves Lever n'aimait pas Claude Jutra ni son cinéma. J'ai été étonné d'apprendre qu'il écrivait une bio sur Jutra et je me demande toujours pourquoi.»

Denis Côté croit qu'il faut laisser le temps faire son oeuvre et les preuves faire leur travail avant de se précipiter pour déboulonner un mythe aussi important pour le cinéma québécois.

«Moi, je n'aurais jamais honte de recevoir un Jutra, pas plus que j'ai eu honte de recevoir un prix à Berlin, en Allemagne, un pays qui, avec le nazisme et l'Holocauste, n'a pas exactement un passé glorieux.»

Selon lui, ce sera à chacun de décider, en son âme et conscience, ce qui est le plus important: le prix ou le nom qu'il porte.