À 15 ans, lorsque Jonas Poher Rasmussen s’est lié d’amitié avec un adolescent afghan, il ignorait tout des horreurs que ce dernier avait endurées. Le cinéaste danois n’avait aucune idée qu’il tournerait, un quart de siècle plus tard, un documentaire d’animation sur le parcours de son ami. Il ne pouvait pas non plus prévoir que son film Flee serait sélectionné à Cannes, gagnerait le Grand Prix du jury à Sundance, en plus de représenter le Danemark pour l’Oscar du meilleur film international.

Il y a six ans, l’homme qui a inspiré le personnage d’Amin dans le documentaire a raconté son histoire au réalisateur : son enfance à Kaboul, la capture de son père aux mains des moudjahidines, la fuite avec ses proches en Russie, le quotidien d’immigrants illégaux à Moscou, le parcours horrifiant de ses traversées avec des trafiquants d’humains, les mensonges en série pour survivre et la peur qui ne l’abandonnait jamais.

Un parcours qu’il n’avait jamais raconté à personne, pas même à son amoureux, avant de s’ouvrir à son vieil ami. « Je crois qu’il m’en a parlé parce qu’on se connaît depuis 25 ans », explique Jonas Poher Rasmussen en visioconférence de Copenhague.

À l’adolescence, quand il a révélé son homosexualité, il a vu que ça ne changeait rien pour moi. Sa sexualité et son passé ne le définissaient pas à mes yeux. Je l’acceptais pleinement.

Jonas Poher Rasmussen

Sur le mode des confidences, le cinéaste a fait preuve d’écoute et de neutralité. « J’ai été touché de voir à quel point son histoire l’affectait dans toutes les sphères de sa vie et à quel point il avait encore peur d’être exposé, mais j’ai choisi de ne pas montrer mes émotions. Il ne voulait surtout pas être vu comme une victime ni susciter de la pitié. »

La connivence qui les lie leur a permis d’aller bien au-delà des histoires de réfugiés qui font les manchettes. « Il me racontait les moments de tendresse, les rires et toutes ces choses qu’on ne voit pas quand on se concentre sur les horreurs des réfugiés. Comme on discutait entre amis, j’ai eu accès à des nuances qu’on n’entend jamais. »

C’est d’ailleurs sa posture d’ami qui lui a procuré la légitimité de raconter cette histoire.

Je ne voulais pas simplement faire un film de réfugié en me disant que j’allais trouver quelqu’un, lui parler et raconter son récit. J’avais un ami depuis 25 ans qui avait un passé secret et qui se trouvait à être réfugié. Ç’aurait pu être autre chose.

Jonas Poher Rasmussen

N’empêche, le créateur était touché personnellement par cette réalité, puisque sa grand-mère née réfugiée a elle-même été forcée de quitter son pays et de franchir un parcours similaire à celui de son ami. « Mes échanges avec lui m’ont poussé à discuter davantage de la situation avec ma mère. C’était quelque chose dont on ne parlait pas vraiment, comme un trauma familial, mais l’histoire reposait quelque part en moi. »

Le pouvoir de l’animation

Si la crise des réfugiés en 2015 a exacerbé la nécessité de raconter l’histoire de cet homme, c’est un atelier sur les documentaires d’animation qui lui a fait comprendre comment la raconter. « L’animation donne la possibilité de revitaliser le passé de manière plus simple, plutôt que de recréer Kaboul ou l’Afghanistan des années 1980 en prises de vues réelles. »

IMAGE FOURNIE PAR ENTRACT FILMS

Scène du film Flee

Jonas Poher Rasmussen croit aussi que les cinéphiles sont plus ouverts d’esprit devant un film animé. « Les gens ont été tellement exposés à ces histoires dramatiques qu’ils sont nombreux à ne plus pouvoir en prendre davantage et à bloquer l’information. Avec l’animation, ils n’ont pas besoin de s’identifier à un visage humain, alors ils s’engagent davantage. Ils peuvent regarder et vraiment écouter l’histoire. »

Tout au long du film, on entend la discussion entre les deux amis. « Je l’invitais à s’étendre les yeux fermés et à parler au présent pour créer une plus grande présence dans sa voix. Cela a fait en sorte qu’il s’est senti à l’aise de raconter son histoire. Le fait que le film soit animé lui a aussi beaucoup plu. Il aimait l’idée de rester anonyme. »

Par le plus grand des hasards, le jeune homme d’origine afghane a raconté le récit de sa dépossession de maison, alors qu’il cherchait en parallèle une propriété avec son copain, devenu depuis son mari. « Rien de cela n’était prévu, précise le cinéaste. Parfois, en documentaire, on est très chanceux et on reçoit un cadeau comme celui-là. Je n’aurais pas pu imaginer une telle symbolique. »

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