On le sait, le scandale a éclaté il y a quelques années : des générations d’enfants ont été abusées par des prêtres catholiques au Nouveau-Brunswick. Leurs vies souvent brisées. Quand ils ne se sont pas carrément suicidés. Mais pendant des années, des décennies, personne n’en a parlé. Jamais. D’où la question : comment est-ce possible ? Un documentaire choc ose la question. Et y répond.

Le silence, long métrage bouleversant signé Renée Blanchar, présenté dès vendredi à Montréal (à la Cinémathèque québécoise), ainsi qu’à Québec et à Sherbrooke, sacré meilleur film franco-canadien aux Rendez-vous Québec Cinéma cette année, ne pourrait pas porter meilleur titre. Le film s’attaque en effet à cette question du « lourd », « dévastateur » et « insupportable » silence entourant l’histoire acadienne en général, et surtout les agressions en particulier, commises on le sait par des prêtres respectés, en toute impunité et pendant de longues années, sur un nombre insoupçonné d’enfants.

Un véritable « fléau », rendu public par un grand nombre de poursuites depuis dix ans, que vient creuser ici la cinéaste, sous l’angle intime des victimes cette fois.

Et ils sont légion. Prenez un exemple frappant : « Dans le village de Cap-Pelé, indique Renée Blanchar en entrevue, plus de 50 % de la jeunesse d’une certaine époque a été abusée. » Un chiffre connu, aussi choquant soit-il, et confirmé par l’ex-juge de la Cour suprême Michel Bastarache dans le film, à qui l’Église a confié le fameux dossier de la « réconciliation » (entre victimes et prêtres pédophiles). Abusée par qui ? Par un seul et unique homme, Camille Léger, puissant personnage aujourd’hui décédé, qui a « régné en roi entre 1957 et 1980 », qualifié par la cinéaste de « tyran » à l’écran.

PHOTO JULIE D’AMOUR LÉGER, FOURNIE PAR L’ONF

Renée Blanchar, réalisatrice

C’est vraiment terrible, tout ce qui s’est passé tout ce temps dans le village. […] Oui, il a été un tyran, pour un nombre incalculable d’enfants.

Renée Blanchar, réalisatrice

Il faut savoir que la cinéaste acadienne, à qui l’on doit un autre film sur l’Église, mais dans un tout autre registre cette fois (Vocation ménagère, 1996, un film joyeux sur les « ménagères de curés »), est tombée des nues, il y a quelques années, en apprenant dans la foulée des dénonciations qu’un des personnages de son premier film (Yvon Arsenault) était ici visé, aux côtés de Camille Léger. Parce que, évidemment, elle ne s’était doutée de rien. Comment imaginer ?

IMAGE FOURNIE PAR L’ONF

Camille Léger, qui a abusé des jeunes de Cap-Pelé et a « régné en roi entre 1957 et 1980 ».

« Je ne pouvais pas changer mon film, s’est-elle dit, mais qu’est-ce que je pouvais faire comme cinéaste ? Comme si je me disais : “Si moi, je suis passée à côté, comment ça se passe, le silence, jusqu’à quel point on vit avec ?” » D’où l’idée du documentaire, donc, une impulsion à la base « instinctive » qui s’est concrétisée en véritable enquête. « Parce que j’étais vraiment très, très loin de mesurer l’étendue des abus et de ce que j’allais découvrir en cours de route… »

Accrochez-vous : dans son film, elle a réussi à faire témoigner bon nombre de « survivants » (une démarche qui s’est étirée, non sans heurts, sur des mois), qui se livrent en toute franchise, et dans toute leur vulnérabilité, à la caméra. Disons-le, par moments, c’est insoutenable. « Il a volé ma jeunesse », dira l’un, « je n’ai jamais pu serrer mes enfants ni ma douce moitié », ajoutera un deuxième, « j’ai jamais aimé qui j’étais », entre plusieurs longs silences (cette fois bien sentis), la voix souvent étranglée. Et on vous épargne les détails sobres, mais non moins scabreux, et ô combien révélateurs. « J’ai été dévastée par la gravité de ce qu’ils avaient vécu », confie d’ailleurs la cinéaste.

N’empêche qu’il y a bien pire. À ses yeux, le plus choquant dans l’affaire est ailleurs, fruit de son enquête, documents officiels et images d’archives à l’appui (montrés à l’écran dans le film) :

Ce qui m’a vraiment choquée, c’est toute l’attitude de l’Église catholique qui a muselé les gens, acheté le silence. […] La machine de la corporation, c’est quelque chose qui m’a vraiment choquée.

Renée Blanchar, cinéaste

Un exemple ? « À Bathurst, dès les années 1950, on savait que le curé Lévi Noël était problématique. On l’a baladé d’une paroisse à l’autre. […] Mais si quelqu’un avait réagi dans les années 1950, des générations d’enfants n’y auraient pas goûté ! » Condamné à huit ans de prison en 2010, l’homme a en effet plaidé coupable à 22 chefs d’accusation pour grossière indécence et attentats à la pudeur, pour des crimes s’étirant sur près de 30 ans.

À la question « pourquoi », la réalisatrice ose certaines réponses : le fonctionnement de l’Église d’un côté (« je pense que le film amène vraiment des preuves du silence institutionnalisé de l’Église »), et la souffrance des victimes de l’autre. « Ils n’ont pas su exprimer, se sont engourdis dans le travail ou parfois dans l’alcool. » Plusieurs, aussi, comprend-on dans le film, se croyaient ici seuls au monde.

« Il était temps que ce silence soit brisé », conclut la réalisatrice. Car comme elle le dit aussi dans son film, « le silence arrange les criminels […] et le silence nous dérobe de la vérité ».

Le silence, un film signé Renée Blanchar, produit par Ça Tourne Productions et l’ONF, sera à l’affiche dès le 24 septembre à Montréal (Cinémathèque québécoise), à Québec et à Sherbrooke.