L’installation de réalité virtuelle Carne y Arena, présentée par le Centre PHI à l’Arsenal, est une expérience hors du commun, qui permet de ressentir, ne serait-ce qu’en partie, l’expérience traumatisante du migrant tentant d’entrer clandestinement aux États-Unis. Cette œuvre bouleversante du cinéaste mexicain Alejandro González Iñárritu (Babel, Amores Perros) a d’ailleurs été décorée d’un Oscar spécial. Discussion entre deux scènes du prochain long métrage d’Iñarritù, qu’il tourne actuellement à Mexico.

Marc Cassivi : Plusieurs ont dit qu’il y avait un « avant » et un « après » Carne y Arena en réalité virtuelle. Quel impact cette œuvre a-t-elle eu sur vous ?

Alejandro González Iñárritu : Pour moi, ce fut un grand privilège, en tant que Mexicain et en tant qu’immigrant, d’interviewer des immigrants qui n’ont pas eu ma chance et de travailler avec eux afin de comprendre qui ils sont. On a mis sur pied un atelier de création, afin d’extraire la réelle expérience psychologique et émotive qu’ils ont vécue pour la représenter fidèlement, à travers eux, dans leurs mots, et même avec les vêtements qu’ils portaient. C’était comme une séance de thérapie autour d’une expérience traumatisante.

Ce fut pour moi une très belle expérience humaine. Un exercice de compréhension profonde d’autrui, que j’ai pu transmettre avec la technologie la plus sophistiquée qui soit. C’est la rencontre de la technologie et de l’humanisme. C’est ce que j’en retiens surtout.

Alejandro González Iñárritu

M. C. : Vous parlez de technologie. J’ai vu Carne y Arena au Festival de Cannes il y a presque quatre ans. Lorsque je vous ai croisé par hasard, vous m’avez dit que votre crainte, c’était que la technologie vieillisse mal. J’ai revu l’installation à Montréal la semaine dernière et elle est toujours aussi bouleversante.

A. G. I. : Je suis heureux de l’entendre, parce que je ne l’ai pas revue depuis quatre ans ! J’aurais adoré être là avec vous [à Montréal], mais la pandémie en a décidé autrement. Je suis surtout heureux pour tous ces gens qui peuvent raconter leur histoire. Évidemment, la technologie va évoluer et il y aura un moment où elle sera dépassée. Mais ce que je crois profondément, c’est que la thématique de Carne, son intention, son émotion ne seront jamais démodées.

M. C. : C’est comme revoir des films de Dreyer ou de Bresson. La technologie du cinéma a évolué, mais ce seront pour toujours des classiques. On utilise la réalité virtuelle pour traiter des choses comme le vertige ou la schizophrénie. Croyez-vous qu’elle peut aussi traiter notre manque d’empathie ou notre indifférence ? Marcher dans les souliers d’un migrant porte forcément à réfléchir…

A. G. I. : Les commentaires des visiteurs, dans les livres à la sortie de l’installation, m’ont beaucoup ému. Lorsque Carne y Arena touche les gens, elle les touche profondément. C’est une œuvre qui semble s’inscrire profondément dans la conscience des gens. Le fait d’être projeté avec tous ses sens dans cette expérience, avec le sable sous ses pieds, la brise sur sa peau, la rend réelle. On ne ment pas. Les voix de ces gens sont vraies. Ce qu’ils ont vécu est vrai aussi. En un sens, Carne y Arena est un mélange de documentaire, de journalisme, de jeu théâtral et d’installation. Tous ces médias sont réunis pour créer une expérience plus profonde que celle d’un simple observateur. Lorsque tous les sens sont sollicités, le corps et l’âme sont touchés. Je ne sais pas si cela peut traiter du manque d’empathie, mais cette expérience touche aux racines de notre conscience d’une manière dont le cinéma est incapable de le faire.

M. C. : Une collègue m’a parlé des scrupules qu’elle a ressentis à vivre cette expérience comme une simple spectatrice, alors que d’autres l’ont vécue pour vrai, en craignant pour leur vie. Cela lui posait un dilemme éthique. Qu’en pensez-vous ?

A. G. I. : C’est la première fois qu’on me fait part de ce genre de réflexion, pour être franc. Elle ne devrait jamais lire un livre de Tolstoï ou voir un documentaire sur la Shoah, alors ! S’il faut avoir vécu les choses pour apprécier une œuvre qui s’en inspire, on ne verra plus rien. On n’aura le droit moral de ne rien voir ni de rien lire. On est invité, comme vous l’avez dit, à se mettre dans les souliers de gens qui si souvent ont été mal représentés. On présente si souvent ces immigrants comme des bactéries humaines qui infectent les sociétés occidentales. Sinon, on les dépeint comme des victimes saintes, pauvres et pures. Alors que ces gens sont des êtres humains ordinaires et complexes, qui ont des besoins comme vous et moi. C’est pour ça que la dernière partie de l’installation présente les protagonistes en vidéo. C’est un documentaire. Il n’y a pas de fiction ici.

PHOTO EMMANUEL LUBEZKI, FOURNIE PAR PHI

Vue de l’installation de réalité virtuelle Carne y Arena, présentée par le Centre PHI à l’Arsenal

M. C. : Pensiez-vous, en créant Carne y Arena, que l’installation pourrait avoir une espérance de vie aussi longue que vos films ?

A. G. I. : Sincèrement, non. J’ai travaillé cinq ans à sa conception, je l’ai réalisé en un an et demi. C’est un projet qui a coûté cher, et qui est difficile à rentabiliser pour ceux qui le présentent, en raison de la technologie. Je suis heureux qu’avec cette nouvelle version, où trois personnes peuvent faire l’expérience simultanément, plus de gens puissent y avoir accès.

J’espère que l’installation sera toujours pertinente dans quelques années, parce que les problèmes liés à l’immigration ne font qu’empirer. Je crois que les racistes devraient la voir ! Ce pourrait être utile pour eux. Je suis sans doute rêveur, mais c’est ce que j’espère.

Alejandro González Iñárritu

M. C. : Certains lecteurs m’ont demandé s’ils devraient éviter l’expérience, s’ils sont anxieux ou claustrophobes. Je ne sais pas trop quoi leur répondre. À votre avis ?

A. G. I.: Je ne crois pas que ce soit un problème pour les claustrophobes. À partir du moment où l’on est en immersion, on a l’impression d’être dans le désert. C’est plutôt vaste ! Évidemment, les gens qui sont très sensibles sont plus affectés par l’expérience. Lorsqu’on la préparait à Los Angeles et qu’on faisait des tests, il y a des gens qui étaient tétanisés et qui sortaient en pleurs. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Peut-être que c’est un besoin qu’on a de ressentir les choses intensément.

M.C. : Tenterez-vous de nouveau ce genre d’expérience ? Sans cadre, comme au cinéma ? Avez-vous trouvé plus difficile de retourner au cinéma conventionnel ?

A. G. I. : (Il hésite) Hmmm. Non. Je pense que c’est un autre type d’art. C’est tout ce que le cinéma n’est pas. Je suis un cinéaste. Mon cerveau travaille dans un cadre bidimensionnel, dans un rectangle que je contrôle complètement. C’est plus facile ! J’adorerais refaire une expérience semblable. J’avais un projet très ambitieux, mais je vais attendre que la technologie soit plus évoluée pour m’y attaquer. C’est pour bientôt. Malheureusement, la réalité virtuelle fait surtout des progrès du côté des jeux vidéo stupides où l’on tire sur des gens. J’ai des idées pour élargir l’expérience humaine. C’est ce qui m’intéresse. De créer des espaces et des ambiances qui mettent des expériences en contexte et nous conscientisent davantage. Ça me semble plus utile que de seulement raconter des histoires. Contextualiser, de manière à changer les perceptions. Je pense que c’est une très belle idée. En espérant qu’après ce prochain film, je puisse faire une autre installation de réalité virtuelle.

M. C. : Que pouvez-vous me dire, justement, à propos de ce prochain film que vous tournez à Mexico ?

A. G. I. : Rien, malheureusement ! Il n’y a rien à dire pour l’instant. Je préfère finir et ensuite c’est avec plaisir que je vous parlerai de ce que j’ai fait. Parce que pour être franc, parfois, je ne sais même pas ce que je fais ! (Rires)

Carne y Arena est présenté à l’Arsenal de Montréal depuis le 17 mars. PHI annonce des supplémentaires jusqu’au 11 juillet inclusivement. Les billets seront en vente sous peu.

Détails : https://carne-y-arena.com/fr