Reconnu pour son éclectisme, sa propension à mêler les styles, et pour faire de la pornographie un genre cinématographique comme un autre, Bruce LaBruce, l’un des chefs de file du cinéma queer, propose aujourd’hui Saint-Narcisse. Présenté dans le cadre du Festival du nouveau cinéma, ce nouvel opus fait partie des films plus « traditionnels » du réalisateur. Mettant en vedette Félix-Antoine Duval, Tania Kontoyanni, Alexandra Petrachuk et Andreas Aspergis, Saint-Narcisse relate le parcours d’un jeune homme narcissique qui se découvre un frère jumeau. Entretien.

La première chose qui frappe un spectateur québécois, c’est qu’avant même de montrer la moindre image, vous faites entendre en toile de fond à la radio le manifeste du Front de libération du Québec, lu par Gaétan Montreuil en 1970. N’étant pas sous-titrée au profit du public anglophone et international, cette partie ne pourra être remarquée qu’au Québec. Pourquoi ce choix ?

Pour célébrer les vertus du Québec libre ! [rires]. En fait, à mes yeux, c’est presque une blague envers moi-même parce que plusieurs de mes films évoquent une forme de révolution. J’ai choisi cet extrait pour établir tout de suite l’atmosphère de l’époque dans laquelle se déroule l’histoire, même si, en réalité, ce manifeste a été lu deux ans avant 1972, l’année où le récit est campé. Il se trouve qu’à l’intérieur même de la famille autour de laquelle l’histoire est construite, il y a aussi une révolution. Cela dit, je ne voulais pas qu’on y accorde vraiment d’importance non plus. Il s’agit davantage d’une inside joke pour les Québécois.

PHOTO FOURNIE PAR A-Z FILMS

Félix-Antoine Duval incarne les frères jumeaux au cœur de l’histoire de Saint-Narcisse, film de Bruce LaBruce.

Comment est née l’idée de ce film ?

Le titre original était Twincest. Plusieurs de mes films abordent des thèmes liés au fétichisme et aux obsessions sexuelles. Comme vous savez, je fais aussi des films pornos. Il s’adonne qu’une espèce de courant a eu lieu dans la porno gaie il y a quelques années, avec des scènes impliquant des jumeaux identiques. Je trouvais intéressant d’explorer ce tabou, fort intrigant. D’une certaine façon, il s’agit probablement du seul tabou incestueux qu’on puisse à la limite comprendre : le désir d’avoir un rapport sexuel avec soi-même. L’idée a évolué depuis, bien sûr, mais la question que je me pose au départ est toujours la même : à propos de quoi ne devrais-je pas faire un film ? Et ensuite, le faire. On dit que j’ai la capacité d’aborder des situations extrêmes de façon plus légère et là est peut-être ma force. J’arrive à trouver du romanesque dans le tabou et la transgression. Saint-Narcisse repose aussi sur un concept très freudien, avec une tension sexuelle au sein d’une famille centrée sur elle-même.

Avez-vous le sentiment d’une distinction précise dans votre œuvre ? Une frange serait très radicale et choquante — Hustler White, L. A. Zombie — et l’autre, destinée à un plus large public — Gerontophilia par exemple — serait plus traditionnelle et fréquentable ?

Oui. Cela dit, les films pornos que je fais ont quand même un sens, dans la mesure où j’essaie toujours d’en faire aussi du cinéma. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas seulement d’un alignement de scènes sexuellement explicites. Il y a une histoire, avec des personnages, et, bien souvent, un message social et politique. En cela, je m’inspire des grands réalisateurs de films pornos des années 70, Peter De Rome et Wakefield Poole, notamment, qui faisaient des films d’art pornographiques. Mais il est vrai que les deux films que j’ai faits au Québec sont d’une forme plus traditionnelle, même s’ils abordent des thèmes tout aussi transgressifs. Dans Variety, on me descend quand je fais des films radicaux, et on me descend aussi quand je fais des films comme Gerontophilia. Comme je ne peux gagner d’aucun côté, je continue à faire les deux !

Vous êtes né en Ontario et vous vivez à Toronto. D’où vient cet intérêt envers le Québec, au point d’y avoir tourné vos deux plus récents longs métrages destinés à un plus large public ?

Le Québec est plus ouvert d’esprit. Dans le cinéma québécois, on ne craint pas d’aborder des sujets difficiles de façon adulte. Cela est probablement dû à une sensibilité un peu plus européenne. Nicolas Comeau, le producteur de Saint-Narcisse, m’a fait rencontrer le scénariste Martin Girard, qui a apporté une autre dimension à l’histoire, plus ancrée dans la société québécoise. Mais pour être bien franc, il s’agit quand même d’un concours de circonstances. Quand j’ai voulu faire Gerontophilia en Ontario, j’ai essuyé des refus de financement. Mes producteurs étaient cependant déterminés au point qu’ils se sont associés à des producteurs québécois. Le film a finalement pu se faire. Donc, je vais où les gens veulent bien m’accueillir. Et puis, ayant déjà eu un amoureux étudiant à l’Université McGill, je connais bien Montréal et j’y ai passé beaucoup de temps. J’aime aussi beaucoup le fait que le Québec soit une société complètement distincte. C’est comme un autre monde. Et puis, la culture fait partie intégrante de l’identité québécoise. On ne peut en dire autant dans le reste du Canada.

Est-ce que l’idée de tourner Saint-Narcisse en français vous a déjà effleuré l’esprit ?

Il était impossible pour nous d’envisager cette possibilité, car le film a été financé grâce aux volets anglophones de Téléfilm Canada et de la SODEC.

Vous êtes un provocateur et vous l’assumez. Est-il plus difficile de choquer aujourd’hui qu’au moment où vous avez débuté ?

C’est très étrange. Nous vivons une époque vraiment schizophrène. Avec l’arrivée de l’internet et les phénomènes que ça a engendrés — les Only Fans et tout ça —, tout le monde est devenu une pornstar. On peut voir des choses extrêmes auxquelles on n’aurait même jamais voulu penser. En même temps, nous assistons actuellement à un retour vers la pruderie dans les rapports entre les gens et à des jugements moraux envers les questions sexuelles. Pour autant, je continue à croire en la valeur du choc. C’est aussi une façon de confronter ses propres limites et ses propres idées préconçues. Quand je tourne une scène plus provocante, j’ai parfois moi-même du mal à croire que je puisse aller jusque-là !

Est-ce que la nouvelle réalité du cinéma vous inquiète ?

Ce qui m’inquiète surtout est le fait que les gens s’isolent de plus en plus pour regarder des films. Nous n’avons évidemment pas le choix actuellement, mais je crains que cette habitude fasse en sorte que l’expérience collective du cinéma en soit diminuée. Or, elle est cruciale à mes yeux, et je dirais même, comme l’affirment certains psychologues, qu’elle est nécessaire à notre santé mentale.

Saint-Narcisse est offert en ligne sur la plateforme du Festival du nouveau cinéma de Montréal.

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