André Forcier a son propre système de pensée, qui ne ressemble à aucun autre. C'est beaucoup pour ça qu'on aime ses films, qu'il n'a jamais vraiment envie d'expliquer. C'est au spectateur qu'incombe la tâche de s'amuser ou pas, après tout. Discussion avec un cinéaste sans compromis.

Dans la salle à l'indéniable charme désuet du Cinéma Impérial, le soir de la première d'Embrasse-moi comme tu m'aimes, dans le cadre du Festival des films du monde (FFM), André Forcier a avoué devant une salle comble qu'il avait «la chienne». C'était la soirée d'ouverture d'un FFM agonisant à son 40anniversaire et l'offrande d'un cinéaste, contre vents et marées. 

«J'étais tellement nerveux au début que j'ai dû quitter la salle, raconte Forcier. Je me suis effondré, quelqu'un s'est occupé de moi avant d'entrer en scène, je ne me souviens pas de ce que j'ai dit, je ne reconnaissais pas le monde. Mais ç'a passé comme un gag.»

Il y a une longue histoire d'amour entre le FFM et Forcier, et il n'allait certainement pas abandonner un festival qui l'a si souvent célébré. Le FFM l'a d'ailleurs récompensé de deux prix pour ce dernier film, en lui remettant le Prix du meilleur film canadien et le Prix de l'innovation.

«J'ai du respect pour M. Losique, je trouve ça dommage qu'il se fasse "basher".»

«J'ai appris que Monique Simard avait demandé à son personnel de boycotter l'ouverture du FFM, et par le fait même de boycotter mon film, mais on a eu quand même de bons rapports avec ces gens-là, et les gens de Téléfilm, même s'ils ne financent pas le FFM, sont venus. Pourtant, j'adore Monique Simard, elle a joué dans mon premier film [Le retour de l'Immaculée Conception, en 1971].»

Le bordel du FFM et l'imaginaire débridé de Forcier, c'était quand même un mariage magique ce soir-là, où, le temps du film, on a oublié ces déboires pour entrer dans Embrasse-moi comme tu m'aimes avec bonheur. Les fans de Forcier le savent: il faut laisser au vestiaire toute notre plate raison pour apprécier ses oeuvres qui nous donnent une pause de la réalité, qui n'est jamais ordinaire, au fond, pour peu qu'on se laisse aller à en voir toute la richesse.

Embrasse-moi comme tu m'aimes, c'est l'histoire, en 1940, de Pierre (Émile Schneider), qui veut aller combattre les nazis en Allemagne, mais qui est troublé par sa relation fusionnelle avec sa soeur jumelle, Berthe (Juliette Gosselin), dont il doit s'occuper puisqu'elle est handicapée - et complètement dépendante et amoureuse de lui. Pierre est séduit aussi par la blonde de son meilleur ami, et Berthe pourrait peut-être le laisser tranquille en se mariant avec un charmant Italien (Tony Nardi) qui a deux fois son âge, qui plaît aussi à leur mère (Céline Bonnier).

Et comme si ce n'était pas assez compliqué, il y a Antoine Bertrand qui se tape un curé, Roy Dupuis en père alcoolique, Pierre Verville en policier pervers, Marc Hervieux en chanteur de noces, Catherine de Léan en prostituée, Patrick Drolet en directeur d'un centre commercial fier de servir «la race canadienne-française»... Bref, l'habituelle galerie de personnages bizarres qui donnent toute la saveur et la couleur des oeuvres de Forcier.

«C'est mon dernier film, c'est mon dernier bébé, que je trouve totalement imparfait et que je pourrais vous démolir, mais je ne peux pas», dit-il avec un petit sourire. Forcier oscille souvent entre l'extrême humilité et l'arrogance de l'artiste sans compromis.

L'amour et le désir (souvent contrarié) traversent tous ses films et on lui demande si c'est cela le secret de sa forme et de sa joie qu'on ressent dans Embrasse-moi comme tu m'aimes. «Ah, tant mieux si vous avez trouvé le film joyeux, parce qu'à Toronto, ils l'ont trouvé sombre, parfait pour le public québécois, mais qu'à cause de sa sexualité, de sa violence, de son humour noir et du jeu de Céline Bonnier que je trouve admirable - ils ont critiqué la scène du restaurant italien -, ils ont dit que j'allais vider les salles, alors je suis insulté, et je pense que c'est de la condescendance. Une condescendance de colonisateurs.»

Il faut dire qu'il y a un tabou pour tout le monde dans cette dernière création qui mélange les fantasmes interdits. 

«Il n'y a rien que j'ai fait pour choquer le monde. Je veux raconter de bonnes histoires, contemporaines, avec des métaphores modernes.»

«Je n'ai pas voulu tourner ce film comme on tournait en 1940. Je voulais un gars qui avait un idéal, celui de combattre les nazis, et je voulais lui mettre des bâtons dans les roues, alors je lui ai inventé une soeur jumelle follement amoureuse de lui, et qui est dépendante de lui, j'ai voulu jouer sur cette proximité-là. Je n'ai pas voulu tomber dans la psychologie d'une fille et d'un gars qui sont frère et soeur, j'ai voulu faire une vraie histoire, un film sur un amour impossible.»

On en profite pour lui demander pourquoi le thème de la compétition mère-fille revient si souvent dans sa filmographie - dans ce film-là comme dans Une histoire inventée ou Le vent du Wyoming.

«Ah, ça, je sais et je m'en suis aperçu avant-hier, avoue-t-il. Je ne sais vraiment pas. Je serais malhonnête de donner une explication à ça. Je pourrais répondre quelque chose de phony, j'aurais l'air intelligent, mais je ne sais pas.»

Pas de «psychologisme» chez Forcier. Que de l'imagination à revendre. Il appartient à cette race de cinéastes en voie de disparition qui font du cinéma par pur amour du cinéma, bien loin des conventions du réalisme. Ce qui n'est pas évident dans une époque où les goûts sont de plus en plus formatés. 

«Pour moi, le cinéma, ce n'est pas du réalisme, c'est le réalisme par la magie et le fantastique. Je ne pense pas qu'il faut écrire des dialogues pour le cinéma comme on dialogue dans la vie de tous les jours. Quand je regarde la télévision, je trouve que les gens s'expriment odieusement mal. On est des enfants de la télévision. Au lieu de vouloir faire une toile comme Chagall, on cherche des "sujets", or, le sujet ne m'intéresse pas. C'est la toile qui m'intéresse.»

En somme, il veut faire de la poésie? «Je ne veux pas faire de la poésie, JE SUIS UN POÈTE», proteste-t-il. 

On s'excuse, car il a bien raison. C'est tout Forcier, ça.

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Embrasse-moi comme tu m'aimes prend l'affiche le 16 septembre.