(Cannes) Je n’aime pas les comédies musicales. Mon ami Marc-André Lussier, qui était un grand admirateur de musicals et de Broadway, s’était amusé à me voir grimacer devant le West Side Story de Steven Spielberg. Nous étions toujours voisins de siège au cinéma. Je pense à lui souvent ces jours-ci. Nos séjours à Cannes, où nous étions cochambreurs, ont cimenté notre amitié.

Il y a un an à peine, il était assis au même bureau, dans la même chambre d’hôtel, où j’écris cette chronique. Il est disparu un mois plus tard. J’ai reçu cette semaine une invitation au Dîner annuel de la presse. Elle était adressée à Marc-André Cassivi. J’ai été très ému par ce lapsus.

Je suis désolé, je m’égare. Je n’aime pas les comédies musicales, alors pourquoi ai-je tant aimé Emilia Pérez de Jacques Audiard, présenté samedi ?

Il s’agit de mon premier véritable coup de cœur de la compétition, qui ne s’annonce pas pour l’instant, à quasi mi-parcours, comme un grand cru.

Thriller musical campé dans l’univers des cartels de la drogue de Mexico, Emilia Pérez raconte l’histoire de Rita (Zoe Saldaña), une avocate surqualifiée, exploitée par un cabinet de Mexico, qui aide son patron à défendre des criminels, c’est-à-dire qu’elle se tape tout le travail et que c’est lui qui en prend le crédit.

PHOTO SHANNA BESSON, FOURNIE PAR LE FESTIVAL

Zoe Saldaña dans Emilia Pérez

Un puissant narcotrafiquant, Manitas, reconnaît le talent de Rita à sa juste valeur et lui propose un pacte faustien. Une offre qu’elle peut difficilement refuser… Alerte ici au divulgâcheur : j’invite ceux qui préfèrent ne rien savoir des intrigues à s’abstenir de lire le prochain paragraphe.

Le mandat offert à Rita pour plusieurs millions de dollars ? Servir d’émissaire à Manitas, marié à Jessica (Selena Gomez) et père de deux jeunes garçons, afin qu’il puisse réaliser en secret le rêve d’une vie : devenir la femme qu’il a toujours su qu’il était dans son for intérieur. Dans le rôle de Manitas – et d’Emilia Pérez –, l’actrice espagnole transgenre Karla Sofía Gascón est stupéfiante (s’cusez-la).

PHOTO LOÏC VENANCE, AGENCE FRANCE-PRESSE

Selena Gomez et Karla Sofia Gascon sur le tapis rouge d'Emilia Pérez

Je me permets de divulgâcher étant donné que c’est un rebondissement qui arrive tôt dans le récit – on ne parle pas de The Crying Game de Neil Jordan – et que le Festival de Cannes lui-même en fait mention dans ses communications.

Dixième long métrage du Français Jacques Audiard et son premier tourné en espagnol, Emilia Pérez rappelle à certains égards Un prophète, Grand Prix du jury à Cannes en 2009, qui traitait aussi de trafic de stupéfiants.

Audiard, qui a aussi présenté en compétition cannoise Un héros très discret (prix du scénario en 1996), De rouille et d’os (2012) et Les Olympiades (2021), a remporté la Palme d’or pour Deephan en 2015. Il est le premier candidat à aspirer sérieusement aux grands honneurs de ce 77Festival de Cannes.

Emilia Pérez est un film émouvant, poignant, qui installe une tension inquiétante et une ambiance anxiogène, en s’attaquant à des enjeux moraux : peut-on faire le bien avec l’argent du mal ? Y a-t-il une rédemption possible pour les pires criminels ? Peut-on changer sa nature profonde ?

C’est aussi une œuvre très ambitieuse, d’excentricités, de fantaisies et de fulgurances assumées. Audiard aurait pu se casser la gueule en prenant autant de risques. Il y a des scènes plus insolites qui évitent de près le dérapage : un chirurgien chante en anglais la phrase « From penis to vagina »…

Mais contrairement à Francis Coppola et son Megalopolis confus, Audiard relève le défi avec son brio habituel. Il réussit une œuvre hybride qui évoque à la fois La piel que habito (2011) de Pedro Almodóvar et Sicario de Denis Villeneuve (2015), deux films aussi présentés en compétition à Cannes.

Au cœur d’Emilia Pérez, il y a bien sûr la musique, qui a du reste toujours été présente dans l’œuvre de Jacques Audiard (il a réalisé le magnifique clip de La nuit je mens du regretté Alain Bashung). Composées par la chanteuse Camille et l’arrangeur Clément Ducol, les chansons sont interprétées par plusieurs acteurs, mais en particulier Zoe Saldaña (associée surtout à des blockbusters comme Avatar et Avengers) et Selena Gomez, chanteuse populaire aussi convaincante dans Spring Breakers (2012) de Harmony Korine que dans la récente série comique Only Murders in the Building.

On connaît le talent vocal de Selena Gomez. Zoe Saldaña est elle aussi étonnante de justesse. Elle chante et mène avec aplomb la danse dans plusieurs chorégraphies, notamment dans un numéro irrésistible sur la corruption politique dans un banquet caritatif.

Rien n’est trop lisse dans Emilia Pérez, contrairement à la majorité des comédies musicales. Le chant des comédiens est filmé par Audiard de manière à donner l’illusion que leurs voix n’ont pas été surimposées. Les chansons et les chorégraphies ne prennent pas une place démesurée, jamais au détriment de l’intrigue, si bien que l’on tend à oublier, surtout dans la seconde partie du film, qu’il s’agit d’un film musical.

Je ne sais pas si Emilia Pérez se retrouvera au palmarès le 25 mai, mais je suis convaincu d’une chose : Marc-André, qui était aussi un inconditionnel de Jacques Audiard, l’aurait adoré.

Un film-bilan tourné sur 21 ans

C’est un film-bilan que propose en compétition Jia Zhang-ke. La première scène de Caught by the Tides m’a fait penser à celle de A Touch of Sin, Prix du scénario à Cannes en 2013, avec un personnage et sa moto sur une route de campagne désertique.

Là s’arrête la comparaison. Le plus récent film du cinéaste chinois est beaucoup plus contemplatif et moins conventionnel dans sa forme narrative. C’est une fiction aux airs de documentaire, avec ses nombreux portraits qui semblent croqués sur le vif de la vie quotidienne chinoise. C’est aussi un film qui, comme Emilia Pérez, a pour toile de fond sonore une musique omniprésente, qui varie de la pop bonbon au classique.

PHOTO FENG LIU YI DAI, X STREAM PICTURES, FOURNIE PAR LE FESTIVAL

Image tirée de Caught by the Tide

Une jeune femme, mannequin, danseuse et chanteuse, vit une relation amoureuse passionnelle, mais orageuse avec un homme qui décide de se trouver du travail dans une autre région de la Chine, à l’aube des Jeux olympiques de Pékin. Il lui promet qu’il lui fera signe lorsqu’il sera bien installé, mais bientôt, il ne donne plus de nouvelles et elle part à sa recherche.

Caught by the Tides a la particularité d’avoir été tourné sur deux décennies, de 2001 à 2022, avec les mêmes acteurs, Zhubin Li et l’égérie de Jia Zhang-ke, Zhao Tao. Son personnage se retrouve, comme dans l’excellent Still Life (Lion d’or de la Mostra de Venise en 2006), dans une ville portuaire près du barrage des Trois Gorges, à la recherche de son amant qui ne répond plus à ses messages textes.

À travers cette histoire d’amour contrariée, le cinéaste du très inspiré Plateform (2000), sur la révolution culturelle, remonte le fil de son cinéma, mais aussi de l’histoire récente de la Chine. Sans être son œuvre la plus aboutie, c’est un polaroïd unique de l’évolution d’une société fascinante.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.