L’adaptation cinématographique du livre Le consentement, de Vanessa Springora, réalisée par Vanessa Filho, prend l’affiche vendredi au Québec alors qu’en France, le milieu du cinéma est frappé par la vague #metoo. Nos journalistes Chantal Guy et Manon Dumais discutent de cette coïncidence qui n’en est pas tout à fait une…

Chantal Guy : Le livre de Vanessa Springora a été une véritable bombe dans le monde de l’édition en 2020, et c’est au tour du cinéma français de faire son examen de conscience. Mais en fait, n’est-ce pas toute une culture qui doit s’interroger sur la notion de consentement, sur son exploitation des très jeunes filles sous le couvert de l’art ?

Manon Dumais : C’est toute une société qui doit s’interroger, oui. Si les femmes se sont tues pendant aussi longtemps dans le milieu littéraire et l’industrie du cinéma, c’est qu’elles étaient conditionnées par la société à accepter d’être traitées comme du petit personnel, des marchandises interchangeables.

Ce qui me sidère depuis l’affaire Depardieu, c’est de constater que le problème semble générationnel. Peu d’actrices de la génération de Deneuve ont pris la défense des actrices qui ont osé dénoncer des comportements répréhensibles.

CG : C’est générationnel. Ils et elles ont plutôt défendu Depardieu ! J’ai aimé certains films de Benoît Jacquot, mais force est de constater que dans les années 1980, alors que j’étais moi-même une adolescente, on m’a farci le crâne de films français mettant en vedette de jeunes filles qui « séduisent » des hommes beaucoup trop vieux pour elles. C’était une vraie épidémie, on dirait presque que les réalisateurs étaient en compétition entre eux pour les jeunes comédiennes. La désenchantée, La fille de 15 ans, L’effrontée, Noce blanche, La petite... Le livre de Springora a beaucoup contribué à l’éveil de toutes ces femmes qui parlent en ce moment.

MD : Dans les années 1980, j’ai souvent eu des frissons de dégoût en voyant de jeunes actrices dans les bras d’acteurs plus vieux que l’était mon père à l’époque. Je me souviens encore du choc que j’ai eu en découvrant la bande-annonce de Descente aux enfers (1986) : Claude Brasseur s’étendait sur le corps nu de Sophie Marceau, qui jouait sa propre fille dans La boum (1980). J’en ai marre de voir au cinéma l’écart d’âge s’élargir entre le héros et sa fiancée. Les acteurs vieillissent, mais leurs partenaires féminines rajeunissent d’un film à l’autre.

PHOTO JULIE TRANNOY, FOURNIE PAR AXIA FILMS

Jean-Paul Rouve et Kim Higelin dans une scène du film Le consentement

CG : D’où l’importance d’avoir des femmes cinéastes, d’atteindre la parité, d’avoir des plateaux de tournage où on respecte les actrices. Non seulement ces réalisateurs-là ont profité d’un système qui leur donnait tous les pouvoirs, tout le financement, tous les prix de cinéma, et leur permettait toutes les transgressions, au vu et au su de tous, mais ils ont en plus imposé leurs visions extrêmement réductrices du féminin. Nous sommes ici en plein dans ce que les féministes nomment le male gaze [le regard masculin].

MD : On a aussi besoin de plus de femmes à la direction photo, au montage, à l’écriture, etc. L’une des meilleures choses qui soient arrivées dans le cinéma récemment, c’est la coordination d’intimité. C’est d’ailleurs à la demande de Kim Higelin, qui incarne Vanessa Springora dans le long métrage, que Vanessa Filho a elle-même coordonné les scènes à caractère sexuel entre elle et Jean-Paul Rouve, qui interprète Gabriel Matzneff. Malgré ça, j’ai eu beaucoup de difficulté à regarder le film. Je devais sans cesse me répéter que l’actrice avait 21 ans et non 14. Dans son livre, Vanessa Springora en révélait juste assez pour qu’on comprenne ce qui s’était passé entre elle et ce pédocriminel que l’intelligentsia parisienne protégeait. Jusqu’où devait-on aller dans l’illustration des faits ? Avec le recul, ce que je retiens pourtant le plus du film, c’est la voix glaçante de l’acteur et la parole manipulatrice de Matzneff.

PHOTO JULIE TRANNOY, FOURNIE PAR AXIA FILMS

Jean-Paul Rouve incarne Gabriel Matzneff.

CG : Malgré de bonnes idées, et des interprétations très justes – je comprends que Rouve ait été traumatisé par ce rôle –, c’est tout l’angle du film qui m’a causé problème, et bien des malaises. Le livre de Springora était puissant parce que c’était une reprise de pouvoir sur son histoire, son but était de prendre Matzneff à son propre piège, de « l’enfermer dans un livre ». Dans un passage poignant, on peut lire : « J’ai 14 ans pour toujours, c’est écrit. » Or, par ce film, le personnage de Vanessa aura 14 ans pour toujours aussi ; on ne voit apparaître la femme qu’à la fin, lorsqu’elle se met à écrire. C’est elle que j’aurais voulu voir davantage, son cheminement, quitte à fonctionner par flash-back. Les scènes sexuelles sont pénibles à voir, évidemment, mais je me sentais dans la position du voyeur, alors que le roman ne m’a jamais donné cette impression.

MD : Le but de Vanessa Filho était d’enfermer la bête dans le film, mais c’est vrai qu’elle condamne également l’autrice à demeurer sa jeune proie. J’aurais moi aussi voulu que la Vanessa de 2013 [Élodie Bouchez] apparaisse plus tôt. En même temps, je comprends que la cinéaste ait souhaité se détacher du livre en mettant de l’avant les mots de Matzneff, dont je n’ai jamais lu aucun livre et dont je n’ai pas l’intention d’en lire un seul. De cette manière, elle démonte les mécanismes de sa pensée. Disons que c’est venu me chercher.

PHOTO JULIE TRANNOY, FOURNIE PAR AXIA FILMS

Scène du film Le consentement

CG : C’est l’enfermement de Vanessa qui m’a bouleversée dans ce film, sans personne pour la protéger. Elle rêve d’écrire, mais n’arrive pas à aligner les mots en étant vampirisée par Matzneff. Quand elle regarde par la fenêtre ses amis s’amuser dehors tandis qu’il l’attend pour une fellation. Quand elle comprend, en lisant ses journaux, qu’elle n’est qu’une parmi d’autres. Il lui avait fait croire qu’elle était « différente », « plus mature, plus intelligente » – c’est exactement comme ça que les « pimps » parlent aux adolescentes pour les amener à la prostitution. Ou que les réalisateurs manœuvrent pour leur offrir un rôle dans un film en voulant coucher avec elles.

MD : Une des scènes crève-cœur du film, c’est lorsqu’elle découvre qu’il dîne au resto avec des amis, complaisants, et sa nouvelle conquête, qui est un peu plus jeune qu’elle. À 15, 16 ans, elle se sent déjà vieille, flétrie, pour reprendre le mot de Denise Bombardier lors de son affrontement avec Matzneff à Apostrophes, dont on voit un extrait dans le film.

D’ailleurs, ce qui me donnait envie de hurler, c’est que tout le monde – la mère de Vanessa, les amis de la famille, l’entourage de Matzneff, le milieu littéraire, les médias – savait qu’il était pédophile, mais consentait à ce qu’il couche avec des garçons et des filles de 8 à 14 ans.

En novembre dernier, une femme a affirmé que son propre père adoptif – un médecin ! – l’a droguée de 4 à 13 ans pour l’offrir à son ami Matzneff. Pourquoi tant de gens ferment les yeux devant ces actes abjects ou deviennent complices de tels monstres ?

CG : Il m’arrive de penser que, malgré la Révolution de 1789, la société française ne s’est jamais libérée de sa fascination pour l’aristocratie, qui avait tous les droits. Et qu’elle a fait de l’art une forme d’aristocratie, où n’entrent que ceux qui se soumettent à ses diktats, dans une idée dévoyée du libertinage, car là où on consent à ce qu’il y ait des victimes, il n’y a de plaisir que pour les agresseurs. À 14 ans, Vanessa Springora n’avait aucune chance dans cet environnement de prédation acceptée, dont Matzneff a profité. La complaisance vient de la peur d’être banni par ceux qui détiennent le pouvoir, qu’on préfère flatter plutôt que de leur résister. Et plus on monte dans la hiérarchie, plus on ne trouve que des hommes. En cela, Denise Bombardier a eu beaucoup de courage, car ce n’est pas seulement à Matzneff qu’elle a résisté, mais à tout le monde sur le plateau de Pivot, et aussi à un milieu, qui l’a d’ailleurs très mal pris. Ce que je trouve renversant avec ce qui se passe en France ces temps-ci, c’est l’éloquence implacable de ces femmes qui prennent la parole, enfin. C’est peut-être une révolution.

Le consentement prend l’affiche vendredi.