Récemment, lors d’un échange avec le public après la projection d’À corps perdu, Léa Pool, dont l’œuvre a fait l’objet d’une importante rétrospective à la Cinémathèque québécoise, s’est fait demander pourquoi ce film magnifique, en lice pour le Lion d’or à la Mostra de Venise en 1988, était pratiquement introuvable sur les plateformes.

La cinéaste a répondu qu’à sa connaissance, les responsables du programme Éléphant : mémoire du cinéma québécois avaient déposé une demande pour en faire la restauration et la numérisation, mais qu’ils n’étaient pas parvenus à obtenir un accord avec la société qui en détient les droits d’exploitation.

À corps perdu n’est pas le seul film québécois ayant marqué le passé à demeurer invisible sur les plateformes numériques. On peut aussi citer Mémoires affectives (Francis Leclerc), La loi du cochon (Érik Canuel), Le marais (Kim Nguyen), bref, des films qu’Éléphant souhaiterait ajouter à son catalogue en assumant entièrement les frais de restauration et de numérisation. Pour chaque titre, un budget oscillant entre 50 000 et 100 000 $ est nécessaire.

PHOTO FOURNIE PAR ALLIANCE ATLANTIS VIVAFILM

Scène tirée de Mémoires affectives, de Francis Leclerc

Qu’ont en commun ces quelques films ? D’abord, ils ont tous été produits avant l’époque de la haute définition. Ensuite, les droits d’exploitation de ces longs métrages appartiennent aujourd’hui au distributeur Les Films Séville, une filiale d’Entertainment One qui, en 2012, a fusionné avec la société Alliance Atlantis Vivafilm.

À la recherche d’un terrain d’entente

Dominique Dugas, qui dirige le programme Éléphant depuis 2019, et Patrick Roy, grand patron d’Entertainment One, discutent ensemble régulièrement, mais ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente. Pour résumer une situation plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, disons que s’affrontent ici deux philosophies.

Il y a celle d’un projet philanthropique, lancé en 2008 par la société Québecor, dont la mission est de faire honneur au patrimoine cinématographique québécois en redonnant aux films plus anciens tout leur lustre. Puis, il y a celle d’une société qui cherche à rentabiliser son catalogue en offrant ses films à différentes plateformes.

« Avant d’entreprendre un projet de restauration, il nous faut signer une licence nous permettant d’exploiter ensuite le film en vidéo sur demande », explique Dominique Dugas.

Comme nous assumons entièrement les frais de restauration et de numérisation, nous demandons pour ce faire d’avoir les droits d’exploitation exclusifs pour la vidéo sur demande du long métrage que nous avons restauré, tant qu’Éléphant existera.

Dominique Dugas, directeur d’Éléphant

Voilà où le bât blesse aux yeux du distributeur. Cette idée de céder les droits d’exploitation pour la vidéo sur demande à une seule plateforme est, pour l’instant, irrecevable à ses yeux.

« Les demandes d’Éléphant sont tout à fait légitimes, puisque les restaurations sont financées par cette plateforme, reconnaît Patrick Roy. Nous avons cependant de la difficulté à nous entendre sur la nature des droits que nous devrions céder en échange. Bien sûr, nous aurions alors en main un film restauré, que nous ne pourrions cependant pas exploiter sur d’autres plateformes. Pour nous, c’est problématique. »

Autrement dit, un long métrage restauré par Éléphant ne peut être offert en vidéo sur demande par une autre plateforme, que celle-ci fonctionne par abonnement (les Netflix, Crave et Amazon de ce monde) ou à la carte (Cogeco, Boutique Cineplex et bien d’autres). Il convient cependant de préciser que les films restaurés par Éléphant sont aussi offerts sur iTunes.

Un dialogue ouvert

M. Roy insiste cependant pour dire que le dialogue avec Éléphant est toujours ouvert (une rencontre entre les deux parties a eu lieu tout récemment), et qu’il souhaite trouver un terrain d’entente qui permettrait à Éléphant de récupérer une partie de ses investissements, tout en laissant au distributeur la possibilité d’exploiter ses titres à d’autres endroits.

Il rappelle en outre une initiative lancée l’an dernier, alors que 100 films québécois du catalogue Séville, produits entre 2009 et 2019, ont été offerts aux plateformes. Selon le président de la société de distribution, environ 70 d’entre eux auraient trouvé preneur. Une initiative semblable, avec des titres plus anciens, pourrait être lancée bientôt.

« Nous, on continue de proposer nos films à toutes les plateformes. Libre à elles de les prendre ou pas », ajoute-t-il.

De son côté, M. Dugas n’aurait aucun souci à voir des titres qui auraient fait l’objet de restaurations ailleurs se retrouver sur d’autres plateformes que la sienne.

« Je ne tiens pas à ce que tout passe par Éléphant, assure celui qui fut pendant six ans directeur général des Rendez-vous Québec Cinéma, mais il est important que ces films, qui font partie de notre patrimoine culturel, soient accessibles d’une façon ou d’une autre. »