(Cannes) Charlotte Le Bon est la seule Québécoise à présenter un film en sélection au Festival de Cannes cette année. Et son Falcon Lake, très joli récit initiatique, intime et poétique, a eu droit à une réception exceptionnelle à la Quinzaine des réalisateurs.

Le Théâtre Croisette, qui compte 845 places, affichait complet dimanche soir pour la première mondiale du tout premier long métrage de la comédienne québécoise, qui fait carrière depuis plus d’une décennie en France.

Son équipe, qui compte notamment les jeunes Sara Montpetit et Joseph Engel dans les rôles principaux, a été applaudie longuement par les festivaliers et autres spectateurs de la Quinzaine, membres du grand public plutôt que de l’industrie cinématographique, une particularité des sections parallèles.

« C’est une espèce de consécration d’être sélectionnée à Cannes ! », confiait Charlotte Le Bon quelques heures plus tôt, lorsque je l’ai rencontrée sur la très chic Terrasse Albane, située juste au-dessus du Théâtre Croisette. La boîte de nuit des stars, qui donne sur la baie de Cannes, se transforme le jour en lieu de rencontres et d’interviews.

La cinéaste de 35 ans était d’autant plus ravie de cette sélection que le délégué général de la Quinzaine des réalisateurs, Paolo Moretti, a choisi son film alors qu’il ne la connaissait pas du tout. Son statut de vedette en France, depuis qu’elle a été révélée par la chaîne Canal+, n’aurait pas influencé sa décision.

Falcon Lake, qui n’a pas encore de date de sortie en salle au Québec, s’intéresse à l’éducation sentimentale et aux premiers émois amoureux d’un Français de 13 ans (Engel). Lorsque la famille de Bastien vient passer quelques jours de vacances dans un chalet au bord du lac où sa mère québécoise (Monia Chokri) a grandi en compagnie de son amie d’enfance (Karine Gonthier-Hyndman), il tombe instantanément sous le charme de Chloé.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Monia Chokri et Charlotte Le Bon sur le plateau de tournage de Falcon Lake, en août dernier

L’adolescente de 16 ans, qui est un peu excentrique et croit ses propres histoires de fantômes, est d’emblée irritée par l’irruption de ce garçon dans sa vie (ils partagent la même chambre), mais se prend d’affection pour Bastien. S’agit-il de l’affection d’une grande sœur pour un petit frère ? Chloé traîne avec des garçons de 18-19 ans, boit, fume et est fascinée par la mort. Bastien, lui, est surtout fasciné par Chloé.

Produit notamment par les comédiens et réalisateurs français Dany Boon et Jalil Lespert, pour qui Charlotte Le Bon a joué dans Yves Saint Laurent, Falcon Lake traite des premières fois, des petites jalousies et des humiliations de l’âge ingrat. La réalisation de Charlotte Le Bon est particulièrement soignée et subtile, avec de splendides jeux d’ombres sur les visages et les silhouettes, un soin particulier apporté à la bande sonore et une fin énigmatique qui reste longtemps en tête.

« C’est le premier film que je produis qui n’est pas le mien », dit Jalil Lespert, que j’ai croisé par hasard chez Albane. C’est Lespert qui a suggéré à son amie de lire le roman graphique Une sœur, de Bastien Vivès, dont Falcon Lake est une très libre adaptation. La Québécoise s’est approprié le récit et l’a transposé de la mer en Bretagne à un lac des Laurentides.

« C’était rassurant aussi de tourner dans un lieu que je connais parfaitement, dit-elle, où j’ai évolué quand j’étais adolescente et où je passais tous mes étés. Il y a une espèce d’ambivalence dans les paysages québécois que j’aime énormément. L’été, on sent que la nature a absorbé toute la neige. C’est luxuriant, la nature est en pleine puissance, exactement comme ces adolescents qui vivent ces premières pulsions, ces premiers émois. En même temps, les eaux des lacs sont noires, on ne voit pas les fonds, il y a une toute petite mort qui plane ! Je trouve les lacs plus mystérieux que la mer. »

Sur le lac placide où est campé son récit, dans la forêt dense et inquiétante qui l’entoure, on appréhende le drame à tout moment. Le tournage a eu lieu dans le bien nommé village de Gore, dans la région de Lachute. « Le film est un peu sombre. Je ne m’attendais pas à ça parce que j’ai vécu ce tournage presque comme des vacances », fait remarquer le jeune Joseph Engel, découvert par Charlotte Le Bon dans un film de Louis Garrel, La Croisade.

La cinéaste n’avait pas, en revanche, vu Sara Montpetit jouer le rôle principal de Maria Chapdelaine, de Sébastien Pilote, lorsqu’elle l’a choisie pour incarner Chloé. La jeune comédienne était craintive lorsqu’elle a lu le roman graphique qui a inspiré le film, en particulier à cause des « images stéréotypées de la femme, assez crues », dit-elle. « J’ai été rassurée par la lecture du scénario de Charlotte, qui est vraiment différent de la BD. »

Charlotte Le Bon admet volontiers que les premières versions de son scénario étaient « assez scolaires » et manquaient d’originalité. « Je me suis fait jeter par la SODEC ! C’était violent ! », dit-elle en riant, à propos des nombreuses notes de la deuxième version du script, qui l’ont inspirée à créer une œuvre plus singulière.

C’est seulement quand j’ai commencé à y injecter un peu d’étrange et de la fascination que j’ai pour les fantômes, pour l’arrière-monde, pour tout ce côté mélancolique, entre deux mondes, qu’on a trouvé avec mon collaborateur François Choquet, qui est coscénariste, l’identité du film. J’ai commencé à avoir du plaisir, à avoir plus d’idées, et c’est là qu’on a eu du financement de la SODEC !

Charlotte Le Bon

Un jeu ambigu de séduction est au cœur de Falcon Lake, qui est l’un des candidats admissibles à la Caméra d’or, remise au meilleur premier long métrage du Festival de Cannes, toutes sections confondues.

« Bastien a un pied dans l’enfance et un pied dans l’adolescence, et Chloé a un pied dans l’adolescence et un pied dans l’âge adulte, souligne Charlotte Le Bon. Ils se rencontrent dans cette petite jonction entre les deux. Elle a un ascendant sur lui qu’elle n’a pas nécessairement avec des mecs qui sont plus vieux qu’elle. Elle joue avec lui, le manipule un peu, mais elle se rend compte qu’il est peut-être plus drôle et plus intelligent qu’elle le pensait. »

« Les adolescents sont cruels, ajoute-t-elle. Tous mes souvenirs de l’adolescence sont cruels. J’ai vécu tellement de trahisons. J’aimais bien – et c’est ce que j’ai mis de moi dans le personnage – que Chloé soit en même temps un petit peu effrayée par les pulsions sexuelles des hommes qui sont plus âgés qu’elle, qui la regardent de manière sexuée. »

La perspective masculine, omniprésente au cinéma, a inspiré la cinéaste autodidacte, qui a présenté à Cannes son premier court métrage, Judith Hôtel, dans le cadre du programme Adami talents en 2018, à réaliser un premier long métrage. « J’avoue que le fait d’être actrice et d’être parfois confrontée à des visions de réalisateurs que je n’aimais pas, de vivre des déceptions, de la frustration aussi, m’a peut-être donné le petit coup d’envoi final et le courage d’y aller et de me dire que j’étais capable de le faire. »

Ce sont majoritairement des hommes qui l’ont dirigée au cinéma depuis ses débuts, rappelle la comédienne, qui est aussi peintre, photographe et illustratrice. « C’est un peu banal à dire, mais ils avaient des a priori, ils avaient des idées clichés de la féminité. C’était important pour moi que mon personnage féminin ne soit pas dans les archétypes féminins de la petite robe ou de la petite jupe. Au contraire, elle est weird, elle est dark. Je m’identifiais beaucoup plus à un personnage comme ça. J’ai écrit un personnage que j’aurais voulu incarner à l’âge de Sara. »

C’était en quelque sorte le dimanche du Québec à Cannes. En plus de Falcon Lake, les comédiens Théodore Pellerin et Vassili Schneider présentaient des films sur la Croisette. Le premier à la Quinzaine des réalisateurs dans l’un des rôles principaux de La dérive des continents (au sud), de Lionel Baier (dont la directrice de la photographie est la Québécoise Josée Deshaies). Le second dans un rôle secondaire des Amandiers, de Valeria Bruni Tedeschi, l’un des films les plus inspirés de la compétition officielle jusqu’à présent.