Il était 23 h 20 dimanche soir. En parcourant nonchalamment le fil Twitter sur la tablette, une nouvelle du site américain Deadline est apparue, tellement incroyable qu’on pensait – espoir – qu’il s’agissait d’une fausse rumeur ou d’une blague de très mauvais goût, comme il en circule parfois sur les réseaux sociaux.

Jean-Marc Vallée n’est plus de ce monde ? Le plus en forme des hommes de 58 ans ? Ce Jean-Marc là, resplendissant de santé ? Impossible. Bien que Deadline soit un site habituellement fiable, le doute s’est néanmoins installé pendant les longues minutes pendant lesquelles aucun autre média n’a osé reprendre la triste nouvelle.

Il a toutefois fallu se rendre à la cruelle évidence au fil des réponses que nous obtenions auprès des gens de son entourage. Aussi soudainement qu’un virage imprévu trop serré qu’emprunte le destin, 25 années de vie et de cinéma vous sautent d’un coup au visage.

On admirait ses films et ses séries, on adorait aussi l’homme. Dans tous les témoignages recueillis depuis cette terrible annonce, les mots générosité, hypersensibilité et empathie sont utilisés pour décrire la grandeur d’âme d’un être pour qui notre vocabulaire semble parfois être trop à l’étroit. Comme si les mots n’étaient pas assez grands, pas assez forts.

Au bout du fil, pendant un moment de silence et d’émotion, Denis Villeneuve a cherché – en vain – une formule qui aurait pu exprimer encore mieux la générosité du cœur que son ami disparu a toujours mise de l’avant.

Jean-Marc Vallée était généreux de son empathie. Il fallait l’être pour porter à bout de bras pendant des années un long métrage « dont personne ne voulait » comme C.R.A.Z.Y. Ce film, qui a très bien vieilli (même 16 ans après sa sortie), s’est pourtant inscrit dans notre imaginaire collectif grâce, justement, au regard empathique d’un cinéaste qui a su raconter de façon très juste une histoire inspirée de celle d’un autre homme (François Boulay), à une époque où parler d’homosexualité au cinéma n’allait pas encore de soi. Combien de jeunes gais ont enfin pu se reconnaître dans le parcours de Zach et de sa famille ? Combien de réconciliations père et fils ont été engendrées ? Combien de spectateurs de C.R.A.Z.Y. a-t-il aidés à mieux vivre ?

PHOTO FOURNIE PAR SEARCHLIGHT PICTURES

Jake Gyllenhaal et Jean-Marc Vallée sur le plateau de Demolition

La reconstruction intérieure des êtres est l’un des thèmes récurrents dans l’œuvre de Jean-Marc Vallée. De C.R.A.Z.Y. à Wild, en passant par Café de Flore et Dallas Buyers Club. C’est pourtant grâce à Demolition, probablement le plus mal-aimé de ses longs métrages, qu’il a abordé la question frontalement. Réputé pour la façon avec laquelle il dirige ses acteurs, dans un environnement naturaliste, le cinéaste a suscité l’admiration de toutes les pointures avec lesquelles nous avons eu l’occasion d’échanger au fil des ans.

« Demolition n’était pas un tournage ordinaire, nous a confié Jake Gyllenhaal au moment de la sortie. Le climat était beaucoup plus intimiste. Tu arrives sur le plateau, tu te rends dans ta loge, il n’y a pas de préparation, pas de maquillage, rien. Si tu es convoqué à 6 h, tu commences à tourner cinq minutes plus tard ! Et tu es là. Tu existes, tout de suite, avec Jean-Marc. C’est seulement lui et nous. Il peut se mettre à courir sur le plateau à la recherche d’un plan, d’un bon angle, d’un bon reflet. Quand il te revient, tu es déjà contaminé par l’énergie qu’il met dans son processus de création. L’ironie, c’est que c’est parfois moi qui l’observais, car je le trouvais fascinant. On dit souvent qu’un metteur en scène et un acteur dansent ensemble, mais avec lui, c’est vraiment ça ! »

Rien de « chiqué », rien d’artificiel

À titre de journalistes, nous n’entretenons évidemment pas avec les cinéastes un rapport de la même nature qu’un acteur ou un proche collaborateur.

Il suffisait pourtant de s’asseoir quelques minutes seul à seul avec Jean-Marc Vallée pour constater la sincérité de son propos, son intérêt à la discussion, sa sensibilité à fleur de peau.

Quand il parlait de Wild, qui lui faisait penser à sa mère, les larmes lui montaient facilement aux yeux. S’il pouvait parfois être un showman remarquable (il avait ce talent de « travailler » une salle de 2000 places comme le Princess of Wales Theatre à Toronto avec aisance) et un conteur hors pair (un brunch-conférence passionnant et mémorable au Festival de Rouyn-Noranda il y a deux ans), il n’y avait chez lui jamais rien de « chiqué », rien d’artificiel. Et les journalistes se faisaient toujours une joie de le rencontrer.

À cet égard, je garderai toujours le souvenir de cette rencontre de presse à Los Angeles – c’était en marge de la sortie de Wild – alors qu’à travers le service de presse américain, je n’avais pas encore pu obtenir la moindre confirmation d’une interview en tête à tête avec lui là-bas. Pourtant, nous empruntions ce matin-là le même vol pour nous rendre dans la Cité des anges. « Ben voyons donc ! », qu’il me dit en apprenant ça. « Regarde, il y a une voiture qui m’attend à L. A., tu montes avec moi et on aura un bon 45 minutes pour jaser. » La tête des responsables du junket quand ils m’ont vu arriver avec leur cinéaste vedette au hospitality room, je vous dis pas…

Mais au-delà des anecdotes – quiconque a croisé sa route en garde de précieuses en mémoire –, Jean-Marc Vallée laisse comme trace de son trop court passage en ce monde des œuvres conséquentes, qui ont su atteindre, chacune à leur manière, les zones plus fragiles de notre âme. S’il vous plaît, Major Tom, prenez bien soin de cet être d’exception qui vient de se joindre à vous.