(Venise) Le système capitaliste presse les ouvriers comme des citrons, mais aussi les cadres : c’est l’enseignement qu’on pourrait tirer d’Un autre monde, film puissant du Français Stéphane Brizé, présenté en compétition vendredi au festival de Venise.

Philippe Lemesle, incarné par Vincent Lindon, dirige une usine d’électroménager appartenant à un groupe international. Il a tous les signes extérieurs d’une vie réussie : une famille, une belle voiture et une résidence secondaire.

Et pourtant son monde part à vau-l’eau : ses chefs exigent de lui un énième plan social impossible à mettre œuvre, et sa femme Anne (Sandrine Kiberlain), qui ne supporte plus qu’il ne vive que pour son travail, veut divorcer.

Tiraillé entre sa hiérarchie qui exige des résultats et son personnel qui demande sa protection, Philippe, lui aussi menacé de passer à la trappe s’il ne s’exécute pas, se retrouve face à un abysse de solitude.

Ce bourreau de travail est visiblement attaché à ses équipes, et l’inquiétude se lit sur son visage quand l’un de ses collaborateurs l’avertit : « Ces gens-là vont exploser en plein vol […] Ils ont été fragilisés par ce qu’on leur a demandé depuis des années ».

« Il est pris dans un système, il a une vie qui perd son sens, et dans son travail et dans son couple. C’est un homme qui a délaissé sa famille pour se consacrer à son travail », a résumé Stéphane Brizé lors de la conférence de presse du film.

« Il faut sortir d’une dialectique trop simpliste qui se résume aux méchants cadres qui tapent sur les gentils ouvriers », explique-t-il. « À partir du moment où on ne sort pas de cette dialectique, on n’interroge pas quelque chose de plus grand, c’est-à-dire le système à l’intérieur duquel ces ouvriers et ces managers cohabitent ».

« Rien à foutre ! »

« Des gens qui ont de belles voitures et de beaux costumes sont aussi en état de souffrance. Regarder ça frontalement, c’est signifier qu’il y a un problème systémique et non pas seulement un problème de pure lutte des classes », analyse-t-il.

Lentement mais sûrement, Philippe prend conscience de l’impasse où il se trouve. « C’est chacun pour sa gueule ! » s’exclame-t-il à un moment, exaspéré par l’égoïsme de ses collègues prêts à tout pour sauver leur poste, quel qu’en soit le coût social.

La leçon la plus cynique est donnée par le PDG américain du groupe, qui justifie son intransigeance en expliquant que lui non plus n’a pas le choix et doit obéir à son patron : le marché incarné par Wall Street.

« Personne n’en a rien à foutre ! » répond-il aux dirigeants de ses usines françaises lui exposant leurs états d’âme face aux plans sociaux qu’il leur demande.

Un autre monde est en quelque sorte le contrechamp d’un précédent film de Brizé, En guerre (2018), dans lequel Vincent Lindon interprétait un syndicaliste s’opposant à la fermeture de son usine.

Le monde du travail était encore au cœur d’un autre de ses films, La loi du marché (2015), toujours avec Vincent Lindon, qui avait remporté le prix d’interprétation masculine à Cannes en 2015 pour son rôle de quinquagénaire au chômage obligé d’accepter un emploi de vigile.

Avec Un autre monde, « Stéphane finit sa balade dans le monde du travail. C’est comme dans un procès : c’est bien d’écouter la partie A, mais c’est bien aussi d’écouter la réponse de la partie B, d’avoir le pour et le contre », a estimé Vincent Lindon, interrogé par l’AFP.

Pour Stéphane Brizé, « le projet de trois films qui allait de fait être interprété comme une trilogie n’était pas pensé : en fait, chaque film s’est construit avec le précédent, grâce au précédent, grâce aux rencontres et grâce aux questions qui étaient soulevées ».