Si ce n’était qu’un film sur un assassin psychopathe vivant seul avec sa vieille mère, inspiré par le Travis Bickle de Taxi Driver, si ce n’était qu’un film primé dans un prestigieux festival européen mettant en vedette Joaquin Phoenix, des millions de personnes ne se seraient pas ruées au cinéma pour voir Joker le week-end dernier.

L’an dernier, You Were Never Really Here, film violemment poétique de Lynne Ramsay, auréolé du prix du scénario et du prix d’interprétation masculine pour Joaquin Phoenix au Festival de Cannes –, n’a accumulé qu’un total de 2,5 millions de dollars de recettes en Amérique du Nord.

À son premier week-end, Joker, Lion d’or du plus récent Festival de Venise, a engrangé presque 100 millions au box-office nord-américain. Ce n’est certainement pas pour Todd Philips, cinéaste de comédies régressives comme Road Trip, Old School et The Hangover. Ni du reste pour Joaquin Phoenix (aussi bon, sinon meilleur dans You Were Never Really Here), mais bien pour le personnage qu’il incarne.

C’est le Joker (qui a valu un Oscar posthume à Heath Ledger) et plus généralement l’univers de Batman qui ont attiré des millions de spectateurs dans les salles de cinéma depuis quelques jours. La plupart n’ont pas été déçus. L’agrégateur de critiques américain Rotten Tomatoes faisait état hier après-midi d’un avis favorable de 90 % des quelque 20 000 spectateurs, contre 68 % des 425 critiques recensées.

Beaucoup parmi ceux qui n’ont pas aimé Joker ont détesté le film de Todd Philips. Pour certains, c’est un euphémisme. Il y a toutes sortes de raisons, parfaitement valables, de ne pas aimer Joker. Ce n’est pas le film le plus original ni le plus subtil. C’est une œuvre qui emprunte à plusieurs autres. Un film qui se réclame d’un genre populaire (le film de superhéros) pour piquer la curiosité, mais qui prétend le transcender avec un vernis de film d’auteur que certains jugent emprunté.

Ce n’est sans doute pas faux. Personnellement, j’ai bien aimé Joker, que j’ai trouvé habilement mené, divertissant et interprété de magistrale façon par Joaquin Phoenix. J’ai pu en discuter avec mes fils, qui ne se sont pas ennuyés non plus, même si ce « film de superhéros » n’est pas, de toute évidence, un film de superhéros.

PHOTO FOURNIE PAR WARNER BROS

« C’est peut-être en partie parce qu’il ne présente pas le monstre qu’est le Joker de manière manichéenne que le film de Todd Philips fait autant réagir », écrit notre chroniqueur.

Ce que je remarque, en revanche, chez nombre de détracteurs du film, c’est que leur irritation tient parfois davantage du jugement moral que du jugement cinématographique.

Comme s’ils avaient regardé Joker une grille à la main, en cochant des cases de non-conformité à la bienséance, pour conclure que le film est raciste, misogyne, fait l’apologie d’un tueur, encourage les meurtres de masse, et quoi encore.

Est-ce que Joker est « problématique », expression au goût du jour pour signifier qu’une œuvre pose des problèmes éthiques ou moraux ? Cela dépend comment on l’interprète. Si l’on tient à juger d’un récit se voulant réaliste, campé au début des années 80 dans une ville inspirée par New York (la fameuse Gotham City), avec un regard teinté par 30 ans de lutte pour l’égalité des sexes et un meilleur traitement des minorités – lutte qui est loin d’être terminée –, on risque en effet d’être heurté dans ses sensibilités. Mais juger d’hier avec ses yeux d’aujourd’hui n’est-il pas céder à une forme insidieuse de rectitude politique ?

Que l’on me comprenne bien. Je ne prétends pas du tout, comme l’a fait de manière provocatrice Todd Philips en entrevue, que l’on vit à une époque gangrenée par la « culture woke » où l’on ne peut plus rien dire. Mais si l’on dépeint le début des années 80 dans un comedy club new-yorkais, on ne peut faire semblant qu’Eddie Murphy et Andrew Dice Clay n’ont pas existé et que les humoristes de l’époque ne faisaient pas de blagues sexistes, misogynes et homophobes.

Certains ont accusé Joker d’être un film réactionnaire. On aurait plus d’arguments à faire valoir pour démontrer que les thèses du film – le rapport radical au capital, au décalage des classes sociales et à l’autorité policière – s’apparentent à celles de l’extrême gauche. Je n’en crois rien.

Illustrer une réalité n’équivaut pas à en faire l’apologie. Le personnage du Joker n’est pas érigé en héros. À moins de confondre ce qui se passe dans sa tête, qui est de l’ordre du délire narcissique, et la réalité de l’univers dans lequel il évolue.

Joker est bien sûr un ersatz de Taxi Driver. C’est aussi un emprunt/hommage/pastiche de The King of Comedy, autre film de Martin Scorsese mettant en vedette Robert De Niro. Dans cette comédie noire, De Niro interprète un humoriste raté, chasseur d’autographes déconnecté de la réalité, qui habite seul avec sa mère et est obsédé par un animateur de talk-show de fin de soirée (Jerry Lewis), à la fois idole et figure paternelle fantasmée.

De Niro reprend en quelque sorte dans Joker, grâce à un jeu de miroirs, le rôle de Jerry Lewis dans The King of Comedy. Il incarne un animateur à la Johnny Carson à qui le Joker demande d’être présenté comme tel à son arrivée sur son plateau. Dans le film de Scorsese, l’humoriste interprété par De Niro exige qu’on le présente sous le nom de King.

Plusieurs scènes de The King of Comedy sont le fruit de l’imagination de son personnage principal (qui a, comme le Joker, une « blonde » métisse) et certaines ont été reproduites plan par plan par Todd Philips, notamment celle qui clôt son film. Si vous cherchez des clés pour mieux comprendre Joker, vous en trouverez chez Scorsese. L’esthétique sombre du film et le personnage torturé d’Arthur Fleck (Phoenix) évoquent bien sûr Travis Bickle et Taxi Driver. Les deux personnages sont aux prises avec de graves problèmes de santé mentale. Ils ont été humiliés, marginalisés, et leur spirale paranoïaque les pousse à s’armer et à se venger.

C’est peut-être en partie parce qu’il ne présente pas le monstre qu’est le Joker de manière manichéenne que le film de Todd Philips fait autant réagir. Il n’est pas lisse dans le mal. Le germe de sa violence n’est pas inné. Il est aussi le produit de sa société. On n’excuse pas ses actes pour autant.

Pourquoi ce film est-il si honni par une partie de la communauté cinéphile ? J’ai une hypothèse. Joker est arrivé précédé d’une réputation sans doute surfaite. Un Lion d’or, des prédictions d’Oscar (en particulier pour Joaquin Phoenix). Ce n’est pas le chef-d’œuvre annoncé. Il a été réalisé par un tâcheron hollywoodien, pas par un auteur certifié. S’il avait été réalisé par Lynne Ramsay, il serait peut-être meilleur. Ce qui est clair, c’est que l’on douterait moins des intentions de son auteur, et de sa valeur. Car ce que l’on semble le plus reprocher au nouveau film du réalisateur de The Hangover, c’est de ne pas avoir été réalisé par le cinéaste de Taxi Driver.