Suzanne Clément, alias la Dre Emmanuelle St-Cyr, continuera d’organiser des soupers arrosés dans STAT. Car malgré les nouvelles recommandations en matière d’alcool, personne n’entend mettre les personnages de fiction au régime sec.

Publié le 17 janvier, le rapport du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) a révélé qu’aucune quantité d’alcool n’était sûre. Boire, même en petites quantités, cause d’importants dommages de santé. Prendre entre trois et six verres par semaine augmente le risque de souffrir de certains cancers, etc.

Jugée excessive par certains observateurs, l’étude n’a pas poussé les auteurs de fiction à revoir leurs pratiques en matière de consommation d’alcool à l’écran.

Michelle Allen (L’empereur, Fugueuse) refuse de construire des personnages parfaits en tous points. Jointe au téléphone, la scénariste indique qu’elle n’a pas l’intention de transformer ses protagonistes en modèles de vertu.

Je ne pense pas qu’on ferait de bonnes séries en mettant de l’avant des personnages qui font toujours la bonne affaire. Mon souci, comme auteure, c’est de parler des gens ; ce n’est pas de leur dire quoi faire.

Michelle Allen

Écho semblable du côté d’Anne Boyer, qui signe et produit des séries avec Michel D’Astous (Yamaska, L’heure bleue) depuis près d’une quarantaine d’années. L’auteure s’enchante d’être « mieux informée » sur l’alcool, mais écarte la possibilité de réévaluer la fréquence à laquelle ses personnages lèvent le coude. Une remise en question est cependant survenue au début des années 2000, soutient-elle.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, COLLABORATION SPÉCIALE

Michel D’Astous et Anne Boyer

« Les auteurs, on aime les scènes de 5 à 7, les soupers… Parce qu’elles nous permettent de réunir plusieurs personnages au même endroit pour faire avancer l’intrigue. Mais à un moment donné, on s’est rendu compte qu’ils étaient toujours en train de boire ! Quand tu finis un épisode et qu’un personnage a pris de l’alcool dans quatre scènes, c’est too much ! L’accumulation donnait l’impression qu’ils avaient tous un problème de boisson ! Ce n’était pas réaliste. »

Anne Boyer ne s’empêchera toutefois pas d’écrire des œuvres comme Ma mère, dans lesquelles les protagonistes perdent souvent le contrôle au fond d’un verre de chardonnay. Diffusée l’automne dernier à TVA, la minisérie dramatique relatait le parcours sinueux d’une femme bipolaire souffrant de dépendances campée par Chantal Fontaine. « Quand la consommation d’alcool est au centre de l’histoire, on ne change pas ça. Quand on veut montrer la descente d’un personnage non plus. »

Attention aux dérives

Producteur de STAT, des Mecs et de Discussions avec mes parents, Guillaume Lespérance défend la liberté des auteurs de dépeindre les réalités qu’ils souhaitent. Il redoute les dérives susceptibles d’émaner du rapport du CCDUS, qui pourrait inciter certains groupes à vouloir évacuer l’alcool des écrans.

« J’ai peur qu’on commence à mettre en place des règles morales, des règles bien-pensantes. La fiction, ça reflète notre société. Si on fait disparaître la consommation d’alcool, il n’y a pas de limite à ce qu’on peut faire. Si on tombe là-dedans, on risque d’avoir une télé complètement, complètement flatte, avec des univers aseptisés. »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE STAT

Suzanne Clément, Stéphane Rousseau et Geneviève Schmidt dans STAT

« Le gros problème de santé présentement, c’est le diabète, poursuit Guillaume Lespérance. En 2023, les gens ne bougent pas assez. Est-ce qu’on va commencer à mettre de l’avant des personnages qui vont au gym trois fois par semaine et qui mangent bien juste pour donner l’exemple ? Dans les scènes de restaurant, est-ce qu’on va vérifier si chaque assiette respecte le guide alimentaire ? On ne peut pas demander à la télévision d’être une vision utopique de ce que le monde pourrait être. Sinon, les gens ne vont pas s’y reconnaître. »

« On veille au grain »

Du côté des diffuseurs, Radio-Canada n’a pas de politique établie concernant la consommation d’alcool en fiction. Ce sont toutefois des questions auxquelles le diffuseur public réfléchit depuis longtemps, nous informe-t-on. « C’est du cas par cas, précise André Béraud, premier directeur, émissions dramatiques et longs métrages de Radio-Canada. Ça dépend des intentions de l’auteur, ce qu’il veut dire, ce qu’il veut raconter. C’est sûr qu’on n’a pas envie d’être un vecteur qui encourage la consommation d’alcool. »

À court terme, l’étude du CCDUS ne changera pas l’opinion de Radio-Canada sur l’ingestion d’alcool en ondes. Si elle entraîne une évolution des mœurs, le réseau promet toutefois de s’adapter.

« On veille au grain, déclare André Béraud. Les auteurs sont les témoins de l’état des lieux de notre société, pas seulement où on est, mais où on s’en va. Si l’étude change nos habitudes, c’est quelque chose qu’on va retrouver dans leur écriture, de manière organique, comme tous les changements qu’on a observés au cours des dernières années. Il y a des choses qu’on fait moins aujourd’hui, des mots qu’on utilise moins aussi. Parce qu’on a évolué. »

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Michelle Allen

Quand elle écrit une série, Michelle Allen est « consciente » que chaque choix « veut dire quelque chose ». Lorsqu’elle décide qu’un personnage s’ouvre une bouteille en rentrant à la maison après une journée au bureau, ce n’est pas un geste fortuit. « Pour moi, l’important, c’est d’être cohérent avec une psychologie de personnage. »

« On vit dans une société où boire, c’est festif, c’est porter un toast, c’est avoir du plaisir, poursuit l’auteure. Quand on veut montrer des personnages qui célèbrent, on sort le champagne. Parce que ça reflète la réalité. Je n’ai pas l’impression qu’on doit mettre une croix là-dessus. Il ne faut quand même pas devenir trop sévère ! Ce n’est plus la prohibition ! »