Ces derniers jours, une publication du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) traitant des effets de l’alcool sur la santé a fait beaucoup parler1. Entre ceux qui accusent la science d’être alarmiste et rabat-joie, les autres qui interrogent la transparence de l’organisme Éduc’Alcool et une troisième frange qui critique les méthodes commerciales de la SAQ, les positions semblent irréconciliables.

Je vous rassure tout de suite. Je ne veux pas m’inscrire dans cette polémique. À la place, je vous propose un petit retour dans une page d’histoire évolutive de notre espèce pour rappeler que c’est dans la nature de Sapiens de chercher à perturber sa conscience. On a beau essayer de plaider la restriction en la matière, l’humain a toujours cherché ce feeling. L’alcool, les produits du cannabis, du pavot à opium, de la coca, les drogues de synthèse et les nombreux alcaloïdes psychoactifs présents ou extraits des champignons trouvent encore généreusement preneur sur la planète. L’humain, c’est l’animal qui adore brouiller sa conscience ou ouvrir la porte qui protège ce jardin bien secret.

En 2004, le biologiste américain Robert Dudley émettait l’hypothèse des « singes ivres ». Une théorie selon laquelle notre espèce a une prédisposition génétique qui la pousse vers l’alcool. Très tôt dans l’évolution, nos ancêtres ont cherché les effets de l’alcool sur leur humeur. Bien avant la fermentation du raisin et de l’amidon des céréales, se gaver de fruits en début de putréfaction pouvait leur donner une forme d’ivresse. Bien avant l’invention des boissons, cette façon de s’alcooliser devait être fréquente chez les chasseurs-cueilleurs.

Elle est d’ailleurs au centre des travaux du généticien américain de l’Université de Santa Fe Matthew Carrigan, dont la contribution sur le sujet est gigantesque. Ce dernier a découvert en 2017 qu’il y a 10 millions d’années, une mutation qui s’est produite chez un ancêtre que nous partageons avec les grands singes nous a donné la capacité de métaboliser 40 fois plus rapidement l’alcool. Cette dégradation de l’éthanol dans notre corps est assurée par une enzyme appelée l’alcool déshydrogénase (ADH4). Avant cette mutation, la version de cette enzyme présente dans notre lignée évolutive était moins efficace.

Autrement dit, si on leur donnait de l’éthanol, les animaux porteurs de cette ancienne forme d’enzyme auraient été ivres plus rapidement et durablement. Cette mutation rapportée par Matthew Carrigan allait donc se traduire par une meilleure adaptation aux produits alcoolisés. L’auteur raconte que ce changement s’est produit pendant un épisode climatique, une sécheresse qui aurait poussé les primates à descendre des hauteurs et se trouver de quoi manger par terre. Comme ces espèces arboricoles se sont mises à déguster des fruits alcoolisés, cette mutation adaptative salvatrice s’est rapidement répandue. En cause, après un épisode éthylique, elle leur donnait la possibilité de revenir rapidement à cet état d’alerte indispensable à la survie. Quand on s’active dans les hauteurs des grands arbres, être grisé peut mener à une chute mortelle. Et lorsqu’on est par terre, un manque de vigilance augmente la vulnérabilité face aux prédateurs.

Au-delà de la sécurité, avance aussi l’auteur, l’ingestion d’alcool permettait à ces animaux de ralentir leur métabolisme et de favoriser le stockage des réserves adipeuses pendant cette période de précarité alimentaire. Ce nouvel outillage biologique permettant une meilleure tolérance de l’alcool était donc doublement bénéfique.

Armés de cet enzyme, nos ancêtres devront cependant attendre qu’un curieux découvre que le miel, gracieuseté des plantes aux abeilles, pouvait se transformer en alcool grâce à l’action des levures présentes dans tous les environnements. Il suffit de le diluer à 70 % et de laisser ces ouvriers invisibles faire le reste du travail. La sédentarisation, l’invention des vases et des contenants, mais surtout la domestication des céréales et de la vigne compléteront notre marche vers les grandes beuveries. Patrick McGovern, professeur d’archéologie biomoléculaire à l’Université de Pennsylvanie et grand spécialiste de l’histoire des boissons anciennes, raconte que c’est le désir de s’alcooliser avec la bière qui aurait en grande partie poussé les humains à jeter leur dévolu sur les céréales qui produisent des graines bien insignifiantes. À partir du moment où ils ont découvert que les ferments présents dans l’environnement pouvaient les transformer en pain et en bière, nos ancêtres lointains sont devenus des disciples fanatisés de ces minuscules graines.

Dans mon coin de pays, brasser de la bière de mil ou de sorgho est une vieille tradition aujourd’hui agonisante. Partout dans le Sahel, on connaissait cette pratique. Ainsi, si on vous offre un verre de dolo au Burkina Fasso, ce ne sera pas un verre contenant de l’eau. C’est beaucoup mieux : le dolo est une bière fabriquée à partir de mil ou de sorgho rouge. Une dolotière est une marchande de dolo, et comme elle dispose rarement d’un frigo dans sa campagne, elle vous refilera du dolo tiède dans une calebasse. Il est coutume alors de verser quelques gouttes du dolo par terre avant d’en prendre une gorgée. C’est une façon de trinquer avec les ancêtres. Un conseil. Allez-y mollo sur le dolo, sinon bobo au coco et gros dodo !

La morale de mon histoire est la suivante : comme la prohibition religieuse et sociale d’autrefois, ces appels à l’abstinence qui viennent de la science n’empêcheront pas les gens de boire. Le bonheur est multifactoriel et la santé du corps est indissociable de celle de l’esprit. Pour beaucoup de personnes, le verre de vin est une source de détente. Il permet de capturer le hamster qui trottine dans le cerveau et de le mettre en cage le temps d’une petite escapade avec les amis et la famille.

Cela dit, loin de moi l’idée d’innocenter ou de banaliser le côté sombre de l’alcool. Pour celui qui cherche l’équilibre, la sagesse, Paracelse, ce médecin, alchimiste et philosophe suisse qui faisait sensation au début du XVIe siècle, est à considérer. C’est à Paracelse que nous devons la citation encore très actuelle : « Tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait la différence. »

1. Lisez l’article de Mylène Crête