Je ne connaissais pas personnellement Karl Tremblay. Mais Karl Tremblay était mon ami.

Avant Motel Capri (2000) et Break syndical (2002), la musique québécoise n’était que cette chose risible qui ne nous appartenait pas et que nos parents nous imposaient en voiture, en syntonisant Rock Détente. C’est grâce à la folie des Cowboys Fringants, à leur humour puéril, à leur révolte, à leur refus de se conformer, que la musique québécoise est entrée dans nos vies – dans la mienne, en tout cas.

Karl Tremblay est devenu, au fil des années et des albums, un immense interprète, son ami Jean-François Pauzé le soulignait en entrevue il y a encore quelques semaines. Mais la plus grande force de Karl Tremblay en tant que chanteur tenait à ce que nous étions tous capables de nous projeter en lui.

Il sera tentant au cours des prochaines semaines de le dépeindre comme un géant, et je le comprends, parce que c’est ce qu’il a été durant les derniers mois.

Mais Karl Tremblay était d’abord et avant tout un gars extraordinairement ordinaire qui, avec ses quatre amis, eux aussi extraordinairement ordinaires, remplissait des salles, déposait des refrains sur nos lèvres, sans rien maquiller de qui il était réellement.

Nous pouvions tous nous voir, voir nos propres amis, dans chacun d’entre eux, dans Dom le fanfaron, JF l’insoumis, Jérôme le beau fou et Marie-Annick la fougueuse vraie musicienne, dont nous étions évidemment tous amoureux.

Et il y avait toujours au-devant de la scène, agrippé à son pied de micro comme à un gouvernail, le grand Karl. Karl et son courage téméraire, parfois franchement niaiseux, de se garrocher dans le public ou de grimper sur une monumentale pile de chaises durant un de ses légendaires monologues d’Awikatchikaën.

Mais Karl incarnait surtout le courage nécessaire pour continuer de sourire, malgré toutes les raisons de ne pas le faire, intimes ou sociales, qu’énuméraient plusieurs des chansons écrites par son ami JF. « Attache ta tuque avec d’la broche/Chérie l’hiver va être tough c’t’année », lançait-il chaque soir au début de L’hiver approche, mais en sa compagnie, la vie était pourtant toujours une fête.

Grâce à Karl Tremblay, nous avons rapidement senti que nous pourrions traverser toutes les saisons de nos vies sans avoir à jouer la game. Les Cowboys étaient devenus, après tout, le groupe phare de toute une génération en préférant participer aux Quilles à TQS qu’à La fureur.

Génération Cowboys

J’ai passé mon adolescence dans une ville que l’on appelait Asbestos. J’ai organisé avec mon ami Lallier des voyages en autobus jusqu’au Vieux Clocher de Sherbrooke, devant lequel nous descendions à 20, 30, tous vêtus de nos t-shirts ornés des voitures jaunes de la pochette de Break syndical. J’ai emprunté des mots à la chanson Un p’tit tour dans une des premières lettres d’amour que j’ai écrites de ma vie (sans succès). En cinquième secondaire, lors du talent show de fin d’année, j’ai joué de la batterie sur une reprise d’En berne, avec une trompette à la place de la mandoline.

Que mes anciens professeurs me pardonnent, mais nous en avons appris beaucoup plus sur la solidarité, l’indignation et le Québec dans les chansons des Cowboys que dans toutes nos années d’école.

Et mercredi soir, ils étaient plusieurs de ces vieux compagnons à apparaître dans mes boîtes de messagerie, dont l’ami trompettiste JP Pinard, à qui je n’avais pas parlé depuis presque 15 ans, et qui m’écrivait les cinq seuls mots essentiels : faut profiter de la vie.

Mercredi soir, c’est à Marie-Annick et à ses enfants que je pensais, mais c’est aussi à tous ces vieux compagnons, à ces gars et ces filles avec qui j’ai un jour entonné Le plombier. Je pleurais Karl mercredi soir comme si je pleurais l’un d’entre eux, l’une d’entre elles.

C’est qu’il y avait chez les Cowboys cet esprit de collectivité : leurs spectacles, c’était également les nôtres. Ça n’avait jamais été aussi vrai que le 30 décembre 2003, au Centre Bell. Qu’un groupe né à moitié à la blague dans un bar de Repentigny remplisse le domicile du Canadien, sans le soutien d’aucune grosse machine, c’était leur victoire à eux, mais c’était beaucoup notre victoire à nous.

De retour au Centre Bell fin 2021, en compagnie des trois mêmes amis qui m’accompagnaient en 2003, nous avons fait grimacer les adolescentes assises devant nous, pendant que nous hurlions Le shack à Hector avec l’intempérance de jeunes papas qui ne sortent pas assez souvent. Mais c’est en silence que nous les avons observées s’enlacer durant Sur mon épaule. Notre groupe à nous était devenu leur groupe à elles.

Chanter

J’aurai eu la chance de dire à Karl Tremblay toute ma reconnaissance, lors des quelques occasions où je l’ai interviewé, des moments où il apparaissait chaque fois rapidement très clair que si ce groupe durait depuis toutes ces années, c’est parce que chacun de ses membres chérissait toujours autant la présence des autres.

Il y avait toujours un moment, dans une entrevue avec Les Cowboys Fringants, où Karl et JF s’obstinaient sur un détail accessoire d’une anecdote pas vraiment pertinente, pendant que Marie-Annick tentait de camoufler sa tendre exaspération et que Jérôme souriait discrètement.

Nous étions nombreux mercredi soir à nous apercevoir que, comme sur le capot de la voiture dans Impala Blues, nous avions tous accumulé une petite couche de rouille, que notre adolescence, déjà lointaine, venait irrémédiablement de se terminer. Il n’en revient qu’à nous maintenant, nous le devons bien à Karl, d’employer le reste de la route à s’aimer le plus possible.

Et au bout du chemin, dis-moi ce qui va rester ? Tous ces moments où Karl Tremblay, dans les petits bars comme dans les arénas, aura fait un des plus grands gestes d’amour, celui de chanter.