Grâce à leur travail pour des pointures mondiales, des producteurs québécois pourraient récolter des prix Grammy dimanche. Le tandem Demy & Clipz s’illustre pour sa collaboration avec le roi de l’écoute en ligne, Bad Bunny, tandis que DRTWRK est en lice pour la troisième année de suite à la fête américaine de la musique.

Demy & Clipz : dans le sillon du roi du streaming

PHOTO FRANK NINO/@BRANDINGVISUALS, FOURNIE PAR DEMY & CLIPZ

Étienne Gagnon (à gauche) et Steve Martinez-Funes, alias Demy & Clipz

Originaires d’Ahuntsic-Cartierville, Étienne Gagnon et Steve Martinez-Funes, alias Demy & Clipz, sont producteurs de musique. En mai dernier, ils ont travaillé pour la deuxième fois avec Bad Bunny – le roi mondial de Spotify depuis trois ans.

Lancé au printemps, l’album Un Verano Sin Ti, de Bad Bunny, sur lequel apparaît Demy & Clipz, trône à la première position du Billboard 200 (qui classe les ventes de disques aux États-Unis) pour l’année 2022.

Étienne Gagnon et Steve Martinez-Funes ont coproduit La Corriente, tirée du disque, qui comptait 375 millions d’écoutes sur Spotify au moment d’écrire ces lignes. « On rêvait à un gros placement, mais on ne s’était jamais imaginé quelque chose comme ça », admet Steve, alias Clipz, interviewé par La Presse en décembre. « Pour nous, c’est un début encore, ajoute Étienne, surnommé Demy. C’est ça qui est le plus fou. »

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Deux ans plus tôt, Demy & Clipz avait participé à l’album YHLQMDLG, du même Bad Bunny, récompensé aux Grammy en 2021. Deux cadres, fournis par la Recording Academy, sont d’ailleurs accrochés au mur du studio du duo dans le quartier Saint-Michel, à Montréal, là où nous avons rencontré les deux producteurs de musique.

PHOTO JORDAN STRAUSS, ARCHIVES INVISION/ASSOCIATED PRESS

Bad Bunny

Soliá est la première production que les Montréalais ont composée pour le rappeur et chanteur portoricain. À l’époque, il était déjà l’artiste le plus écouté sur Spotify.

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Ce dimanche, Étienne Gagnon et Steve Martinez-Funes pourraient très bien mettre la main sur leur première statuette puisque le dernier effort de Bad Bunny est en lice pour le Grammy de l’album de l’année. Aucun artiste hispanophone n’avait encore été finaliste dans cette prestigieuse catégorie.

« Ça, en soi, c’est historique », indique Demy, fier d’avoir contribué à l’album. Son partenaire, Clipz, tempère son enthousiasme : « C’est un grain de sable qu’on a apporté. On a de beaux crédits, notre chanson a beaucoup joué, mais ce n’est pas notre album. »

De Sophie-Barat à la cour des grands

Demy et Clipz se sont rencontrés dans un cours d’art plastique à Sophie-Barat en deuxième secondaire. Ils se sont liés d’amitié grâce à l’espagnol et, plus tard, au reggaeton.

Étonnamment, c’est Étienne Gagnon qui a fait découvrir le reggaeton à Steve Martinez-Funes, Salvadorien d’origine. « Nous, on écoutait ça, mais, lui, il était vraiment deep dans la scène », explique Steve au sujet d’Étienne.

Étienne « capote » déjà sur le rap et le dancehall lorsqu’il découvre le reggaeton – un mélange de ces deux styles. « J’ai exploré comme un fou, dit Étienne. C’est là que le reggaeton obsession a blow up. J’ai obsess solide. Et j’ai appris la langue [l’espagnol]. »

Étienne reçoit son premier ordinateur, il s’initie au beatmaking et transmet sa passion à Steve. En quelle année ? « En 2004 », répond-il sans hésiter. Étienne n’est pas qu’un passionné, il a aussi une mémoire d’éléphant.

Tandis que Steve se concentre sur l’école et le travail, Étienne déménage à Porto Rico en 2007. À 17 ans, il signe sur l’étiquette Mas Flow Inc. – fondée par Luny Tunes (Daddy Yankee, Nicky Jam, Farruko) – avec un groupe de producteurs qu’il forme avec des amis rencontrés sur l’internet, dont Freddy Montalvo Jr. du duo Súbelo NEO. Pendant son séjour portoricain de cinq mois, il croise toutes les stars de la scène reggaeton.

Depuis 2013, il se concentre sur son travail avec Clipz et entretient son réseau en Amérique latine. Cela explique d’ailleurs quelques placements : Étienne est toujours très proche de Súbelo NEO, qui a réalisé une bonne partie de l’album YHLQMDLG de Bad Bunny. Súbelo NEO a d’ailleurs coproduit Me Porto Bonito, la troisième chanson parmi les plus écoutées sur Spotify en 2022.

Mais Demy & Clipz n’en serait pas là sans l’amour de la musique.

« On n’est pas stick [collés] sur un seul genre, lance Clipz. On aime exploiter plusieurs styles. »

« Si tu checkais ce que j’écoute sur Spotify, renchérit Demy, tu verrais plein de trucs : indie, électro, expérimental, ambient, garage… On est toujours on some new different vibe ! »

« Soliá [la première chanson de Bad Bunny avec Demy & Clipz] est un bel exemple, poursuit-il. Dans le reggaeton, il n’y a pas de beat qui sonne exactement comme ça. Il y a un côté synthwave avec un drum un peu konpa, un peu dancehall. On voulait faire quelque chose de reggaeton avec nos influences. Ce qu’on écoute. Pis Bad Bunny a aimé ça. »

Leurs plans maintenant ? « Voyager, répond Demy. À Miami, c’est là que ça se passe ! On aimerait y aller quatre fois par année. »

PHOTO FOURNIE PAR L’ARTISTE

DRTWRK en studio

DRTWRK : À tu et à toi avec Kanye West

Michael Suski a grandi à Montréal, mais il a tôt fait de baigner dans la culture hip-hop américaine et collabore désormais régulièrement avec des rappeurs de renom aux États-Unis. Derrière la console, le producteur, mieux connu sous le pseudonyme de DRTWRK, a notamment créé de la musique pour J. Cole, Kanye West, DJ Khaled et Lil Wayne.

On commence à parler d’une habitude : pour la troisième année de suite, DRTWRK se retrouve en lice à la soirée des Grammy, soit pour son travail sur God Did de DJ Khaled (candidat pour le meilleur album rap). L’an dernier, parmi un triplé de sélections, le Montréalais était même finaliste dans la catégorie reine de l’album de l’année (comme collaborateur de l’album Donda de Kanye West).

Impressionné de se retrouver ainsi parmi l’élite mondiale de la musique ? En réalité, le producteur de 38 ans affirme avoir trop de travail pour se concentrer sur ses accomplissements passés. « Un jour, je vais me dire : “Wow, j’ai vraiment fait tout ça ?” Mais pour le moment, c’est surréel au point que je n’y pense même pas. »

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Comment en arrive-t-on à composer les mélodies qu’on entend derrière la voix de tels poids lourds du rap ? DRTWRK a commencé à s’intéresser au hip-hop « quand ce n’était même pas encore cool », dans les années 1990. Adolescent, il a utilisé le jeu MTV Music Generator sur la PlayStation 1 comme premier outil de composition musicale.

Je ne voulais pas devenir un rappeur, comme tout le monde. Dans le temps, c’était vraiment unique d’être beatmaker.

Michael Suski, alias DRTWRK

Ce qui était à la base une passion pour Michael Suski s’est tranquillement transformé en gagne-pain, lorsqu’il est entré en contact avec des amis du milieu au début des années 2000. Bad News Brown, rappeur montréalais d’origine haïtienne mort en 2011, lui a offert son premier contrat professionnel alors qu’il avait 18 ans. « C’était un mentor. Il a trouvé des investisseurs et m’a offert 20 000 $, raconte-t-il. À cet âge-là, tu n’as jamais vu ce genre de somme. J’ai signé et nous avons fait beaucoup de bonne musique ensemble. Il m’a ouvert la porte et moi, je l’ai défoncée. »

Montrer l’exemple aux jeunes

DRTWRK reconnaît que le fait d’avoir grandi à l’extérieur des États-Unis peut avoir été un désavantage pour lui à une époque où le développement de l’internet était à des années-lumière de ce qu’il est aujourd’hui. Mais après plus d’une décennie dans le domaine, son talent a été reconnu. En 2018, le producteur torontois Boi-1da, qui a collaboré avec les Drake, Eminem, Rihanna et Kendrick Lamar, l’a emmené avec lui pour travailler sur une piste avec Lil Wayne et Travis Scott sur l’album Tha Carter V.

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Le producteur vedette Timbaland a par la suite offert à DRTWRK de se joindre à l’équipe de Kanye West. Michael Suski ne s’en cache pas : travailler avec Ye a changé sa vie. « Il est littéralement la personne la plus humble que j’ai rencontrée », soutient le principal intéressé, qui affirme connaître une personne différente de celle qui est ressortie récemment dans les médias.

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Il s’en est suivi des contrats avec Joyner Lucas, Denzel Curry ou Meek Mill, pour ne nommer que ceux-là.

PHOTO FOURNIE PAR L'ARTISTE

DRTWRK en studio

En grandissant à Montréal, je ne connaissais personne qui travaillait avec des artistes majeurs. On n’avait pas ça chez nous dans mon temps. Donc je veux montrer l’exemple aux jeunes [d’ici] pour qu’ils se disent que c’est possible de le faire.

Michael Suski, alias DRTWRK

Quand il songe à la reconnaissance dont jouissent le rap et le hip-hop aujourd’hui, il constate que c’est le jour et la nuit par rapport à l’époque où il a commencé à en écouter. « Aujourd’hui, tous les genres de musique – peut-être à l’exception du métal – sont influencés par le rap. La culture pop ces derniers temps est super hip-hop. Il y a tellement de sous-styles : cloudy, trap, old school… Avant, le rap, c’était juste du rap. Maintenant, c’est international. »

DRTWRK s’est envolé vers Los Angeles, il y a quelques jours, pour assister à la 65e soirée des Grammy. Sans vouloir nous dire avec qui exactement, il avoue prévoir des séances d’enregistrement avec « quelques gros artistes ». « Je déteste parler de projets, dit-il en rigolant. I don’t wanna jinx it. »