Alexandre Da Costa se sépare de son manteau noir, ouvre l’étui de son violon et en sort un inestimable Stradivarius 1701. Les coups d’archet suivent sans ambages.

Ainsi résonne Chaconne, du compositeur baroque italien Vitali.

Le musicien de 43 ans a l’habitude de jouer à la Place des Arts, qui abrite la Maison symphonique. Mais en ce mardi de la mi-décembre, 16 h 45, il joue pour la première fois dans les profondeurs du complexe culturel. Sous la lyre – instrument qui marque les emplacements autorisés pour les musiciens du métro – de la station Place-des-Arts, plus exactement.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Alexandre Da Costa

Il y a 15 ans, le Washington Post orchestrait un coup d’éclat dans le métro de la capitale américaine en invitant le célèbre violoniste Joshua Bell à jouer incognito à l’heure de pointe. En 2009, notre collègue Nathalie Petrowski a répété l’expérience avec Alexandre Da Costa à la station Berri-UQAM.

Plus d’une décennie plus tard, dans le tourbillon des Fêtes, La Presse a eu envie d’inviter le violoniste, aujourd’hui chef de l’Orchestre symphonique de Longueuil, à renouer avec les usagers du transport collectif.

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Alexandre Da Costa

Ressasser des souvenirs

Le plus rock des maestros québécois exècre les conventions. Fidèle à sa réputation, il se déporte légèrement de la lyre qui lui est assignée pour s’ancrer au beau milieu de la verrière L’histoire de la musique à Montréal, de Frédéric Back. Tout est dans tout…

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Alexandre Da Costa

Dès les premières notes, comme s’il avait été payé pour payer, un vieil homme au dos vouté, claudicant, se précipite vers Da Costa et fait tomber quelques pièces. Ne riez pas : l’auteur de ces lignes échoue à rattraper l’aîné pour recueillir le « comment du pourquoi ».

Bien vite, c’est Emma-Rose, la dizaine d’années, qui remarque le violoniste et tapote frénétiquement sur l’épaule de sa mère, Mélanie. Elle, à cet instant, marche d’un pas assuré en bavardant au téléphone.

La jeune fille, dont les mèches de cheveux font honneur à son deuxième prénom, finit par gagner le duel. Sa mère lui donne un peu d’argent.

Alexandre Da Costa ? Connaissent pas…

« Il est très bon, mais on aurait donné, peu importe », avouera Mélanie, rattrapée près de la borne de paiement. Elle souligne que c’est sa fille qui, à tout coup, recense les solistes du métro et tient à les récompenser. « Je viens de donner ma bouteille d’eau à un autre musicien », raconte la petite.

« Petit, je faisais la même chose avec ma mère, expliquera Alexandre Da Costa après sa prestation. Les enfants, ce sont des âmes pures. Ils ne voient pas la nécessité, la pauvreté, la différence. Ils entendent la musique. »

Pendant notre discussion avec Emma-Rose, un passant reconnaît Da Costa, qu’il a déjà croisé dans un gala d’opéra. Il s’arrête pour le saluer. « J’ai vu dans ses yeux qu’il se disait : “Qu’est-ce que tu fais là ?” », nous dira plus tard le violoniste.

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Alexandre Da Costa

Comme si jouer dans le métro inspirait un certain pathos, une idée à laquelle le principal intéressé n’adhère pas, même si les préjugés, y compris les siens, sont tenaces.

Durant l’expérience, Da Costa ressasse des images lointaines de lui, jeune adulte fraîchement sorti du Conservatoire de musique de Québec, qui violone devant la cathédrale Christ Church, rue Sainte-Catherine, pendant deux semaines.

L’objectif, à l’époque ? « Me payer un camp musical d’été de quatre semaines avec les meilleurs professeurs. » Le chef d’orchestre en est l’incarnation : la musique peut servir de tremplin à la musique. « J’ai une carrière qui va bien, je ne suis pas à plaindre, mais je viens d’un background difficile, raconte-t-il. Ma mère, une artiste peintre, a tout investi en moi pour que je fasse de la musique. »

Enfants de cœur

Cette nouvelle « mise à nue » souterraine était tout aussi angoissante que la première, assure Da Costa, qui a multiplié les albums et les apparitions médiatiques depuis 13 ans. « Tu imposes ta musique, tu imposes de l’art. En tant qu’artiste, tu veux être aimé. Il y a un peu d’amour [dans le métro], mais ce n’est pas la même chose que lorsque tu entres sur scène et que les gens ont acheté un billet. »

De l’amour, en voilà justement de Myriam, hypnotisée par les coups d’archet du musicien qui envoient L’été de Vivaldi. « J’ai des frissons, lance la dame après avoir fait tinter la caisse. Si j’avais le temps, je resterais. C’est magnifique, bouleversant. »

Elle poursuit sa marche, puis rebrousse chemin pour nous faire part d’une observation : « Vous remarquez, les enfants ne s’y trompent pas », dit-elle.

C’est vrai : la majorité des quidams passent leur chemin. Pas Emma-Rose. Pas les enfants.

Là-bas, un cortège d’une trentaine d’élèves excités émerge du long couloir de la Place des Arts. Devant le musicien, il freine le pas et se dissipe, au grand dam des enseignantes. Un des préados s’extirpe du rang pour faire pleuviner son argent de poche au pied du maestro.

Voilà que deux enfants tentent d’attirer l’attention de leur père, iPhone vissé sur l’oreille. En vain. Quand le monsieur se retourne enfin, il constate qu’un des garçons, envoûté, a figé une quinzaine de mètres derrière.

Le scénario se répète avec deux mamans et trois enfants : l’un d’eux s’immobilise quelques secondes avant de rejoindre son clan à la course, ni vu ni connu.

« L’expérience me fait penser à un livre de Dany Laferrière, L’art presque perdu de ne rien faire », souligne Éric Hanigan, candidat au doctorat en psychologie qui s’intéresse aux émotions musicales. « Ce sont des exemples parfaits de l’adulte occidental pris dans ses pensées, en mouvement du point A au point B. Il ne va pas remarquer qu’un virtuose joue avec son Stradivarius juste à côté de lui, alors qu’il serait prêt à débourser de grosses sommes pour le voir sur scène. »

M. Hanigan note que le cerveau des enfants, encore en développement, est « comme une éponge ». Les jeunes passants absorbent non seulement la musique, « mais aussi un langage et une émotion », dit-il. « Pour les adultes, les catégorisations, qu’on appelle des schèmes, sont déjà formées. Ils ont sans doute déjà été exposés à des musiciens dans le métro, alors ils ont déjà une représentation en fonction de leurs expériences. » Conséquence : « Ils portent moins attention. »

Conditions hivernales

Alexandre Da Costa nous avait avertis : le vent de couloir glacial rendra la performance ardue, loin de la chaleur feutrée des salles modernes. Les quelque 5 ou 10 degrés et les bourrasques sont des ennemis coriaces pour un musicien dont les prouesses reposent sur ses mains nues.

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Alexandre Da Costa

Il n’était pas question de reculer : seulement, son apparition surprise sera légèrement écourtée, de 25 à 15-20 minutes. Écho au froid, c’est L’hiver, extrait des Quatre Saisons de Vivaldi, qui scelle la prestation.

Résultat des courses : environ 400 passants, une quinzaine de spectateurs éphémères, 9 donateurs et… 13,80 $ dans la boîte de carton, somme qui sera bonifiée et remise au refuge pour femmes sans-abri Chez Doris.

Les enfants ont généré le tiers des dons, en plus d’avoir assisté au bref concert aux premières loges. « J’invite les lecteurs à tenter l’art des enfants de profiter du moment présent, dit M. Hanigan, doctorant en psychologie. La prochaine fois que vous croisez un musicien dans le métro, essayez de chasser les pensées de votre esprit et de prendre une courte pause pour simplement écouter. Vous allez peut-être constater l’effet de la musique sur votre bien-être. »

En chiffres

  • 15-20 minutes : durée de la performance
  • De 350 à 450 : nombre de passants pendant le solo
  • 15 : nombre approximatif de spectateurs éphémères
  • : nombre de dons
  • 13,80 $ : somme amassée 
  • 4/10 : note qu’Alexandre Da Costa, bien sévère envers lui-même, donne à sa performance

Moins de monnaie, plus d’écouteurs

La pandémie de COVID-19 – et la popularité du télétravail – a entraîné une baisse de la fréquentation dans le métro de Montréal. Les paiements en argent comptant ont par ailleurs chuté de 62 % de 2016 à 2021. Résultat : les usagers sont moins nombreux, et leurs portefeuilles renferment davantage de plastique que de papier et de métal. Dans un même temps, le recours aux téléphones intelligents s’est envolé. En 2009, 13 % des adultes possédaient un téléphone connecté, contre plus de 80 % aujourd’hui. De quoi multiplier les occasions de baisser les yeux dans les abysses numériques. Environ deux Québécois sur trois utilisent leur appareil pour écouter des chansons, selon un sondage publié par l’ADISQ en 2022. Selon cette même enquête, les trois quarts des 4000 répondants disaient écouter de la musique pendant leurs déplacements. Pas étonnant, donc, de constater qu’une forte proportion de passants avaient les oreilles dissimulées sous un casque audio ou parées des populaires oreillettes blanches, à l’abri de toute beauté extérieure.