Ceux qui ont vu La liste et Le carrousel savent que la dramaturge Jennifer Tremblay va toujours au plus près des émotions, sans tape-à-l'oeil. Elle recherche la même simplicité qui sonne juste lorsqu'elle enfile son habit de romancière. La preuve dans Blues nègre dans une chambre rose, roman, poétique et parfaitement ciselé, d'une passion amoureuse qui se transforme en puits sans fond.

Fanny Murray est une musicienne montréalaise qui vit une aventure torride avec Bobo Ako, bluesman réputé partout dans le monde. Sa vie tourne autour de leurs rares mais intenses rencontres, à Montréal ou ailleurs, au gré des engagements de Bobo.

Leur histoire, c'est Fanny qui la raconte dans des carnets où elle s'adresse à lui, mais qu'il ne lira pas. Elle montre dans ces journaux intimes toute la profondeur de son amour, de son obsession et de son désespoir.

«Les trois cahiers sont écrits sur une longue période, car elle laisse passer des mois entre chacun, explique Jennifer Tremblay. Je voulais montrer le temps qui passe, l'attente, le fait qu'elle était confuse, et aussi qu'elle rechutait. Mais le temps du roman comme tel, il est court: c'est une minute, quand elle brûle ses cahiers!»

Tout au long de ce livre qui nous happe jusqu'au bout, on s'enfonce avec Fanny dans cette passion qui la tue à petit feu, dans un mélange d'empathie et d'envie de la secouer un peu. «C'est une souffrance véritable, mais c'est vrai qu'elle s'est enchaînée. Elle est dans une prison émotive, mais je ne pense pas qu'on choisisse ça.»

Doigté

Sujet brûlant propice aux grandes envolées, la passion peut se faire kitsch, mélo ou pathos, ou tout ça en même temps. Jennifer Tremblay a mis tout son doigté pour ne pas tomber dans le piège du lyrisme.

«Je me suis surveillée tout le temps. C'était la même chose avec La liste, et c'est pour ça que mes personnages sont souvent perçus comme courageux: je cherche toujours à lutter contre le pathos.»

Ainsi, son roman est plein d'images lumineuses, de couleurs pimpantes et d'un certain humour: Jennifer Tremblay n'aurait pas supporté un livre noir avec un personnage qui s'apitoie sur son sort... «Ah non, elle ne se lamente jamais! C'est pour ça que je préfère décrire son quotidien, pour qu'on sente qu'elle ne va pas bien, plutôt que de décrire ses états d'âme.»

Les scènes érotiques, qui sont assez nombreuses, sont écrites avec le même souci de réalisme. «C'est délicat parce qu'on ne veut pas tomber dans les clichés. J'ai essayé que ces scènes soient au même niveau que tout le reste du roman, qui est très naturel. Ce n'est pas magnifié du tout, en fait, c'est plutôt primitif.»

Directrice littéraire aux éditions La Bagnole, Jennifer Tremblay est allergique aux approximations et aux effets de style «pour faire joli». Elle préfère de loin l'efficacité à l'esbroufe, et c'est ce qu'elle demande à ses auteurs autant qu'à elle-même.

«J'essaie de rendre une émotion le plus précisément possible. Par exemple, quand Fanny dit de son père: «On aurait dit que ses retours me faisaient plus mal que ses départs», c'est le genre de phrase que je peux chercher longtemps avant de réussir à mettre le doigt sur l'affaire.»

Jennifer Tremblay l'avoue, elle est passée par le même chemin que son héroïne - «On ne peut pas écrire là-dessus sans avoir vécu ça» - et est sortie «maganée» du processus d'écriture. Mais si les émotions sont vraies, l'univers de la musique et du blues lui était complètement étranger. «C'est ma première fiction pure, et j'ai l'impression qu'avec ce livre, je suis devenue une vraie écrivaine, et non seulement une «femme qui écrit».»

Mais pourquoi le blues? «Je savais que tu me poserais la question... Mais je ne me souviens plus! J'ai l'impression que c'est à cause du mot, qui est une couleur et un état d'âme à la fois.»

B.B. King a été la trame sonore de son écriture... ainsi que le nouveau disque de Vincent Vallières. «Je sais, ça n'a pas rapport! Mais peut-être que j'avais besoin d'un contraste avec la mélancolie du livre.»

Elle s'est aussi laissé inspirer par les endroits où elle a habité. Alors qu'elle était allée passer quelques jours à l'abbaye de Saint-Benoît-du-Lac, sans ordinateur, «pour trouver le rythme d'écrire à la main» de sa narratrice, elle a fini par intégrer le lieu à son roman.

«Je trouvais que le côté mystique, spirituel, rituel, collait parfaitement à l'idée de la musique et de l'amour.» Amour qui en prend pour son rhume dans ce livre, il faut le dire, plutôt fataliste.

«J'ai toujours pensé que l'amour était profondément et inévitablement décevant», dit l'auteure, qui a beaucoup puisé dans Kundera pour le côté répétitif des gestes de ses personnages. Elle partage également avec l'écrivain tchèque une vision désabusée du couple. «Pour lui, c'est comme si tout le monde était interchangeable.»

Ce n'est pas le cas de Fanny, qui, elle, a choisi Bobo et personne d'autre. «Son amour n'est pas transférable. C'est quelque chose que je n'ai pas encore compris d'ailleurs: pourquoi, quand on est convaincu que quelque chose est bon pour nous, ce n'est pas ça qui arrive? Tous ces deuils qu'on doit faire, toutes ces vies qu'on voudrait vivre et qu'on ne vivra pas parce qu'on ne peut pas recommencer...»

L'auteure se donne encore «40 ans» pour comprendre, même si écrire lui permet de trouver, poétiquement, des réponses. «Mais pas dans la réalité. C'est pour ça que j'écris: ça donne une autre dimension à mon existence.»

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Blues nègre dans une chambre rose

Jennifer Tremblay

VLB éditeur, 160 pages