Dans son recueil de nouvelles intitulé Fruits, Carl Leblanc nous invite à prendre un répit de la grisaille du quotidien pour goûter les joies du hasard, que Balzac considérait comme le plus grand romancier du monde. Discussion avec un écrivain qui collectionne les coïncidences hallucinantes.

On termine le recueil de nouvelles - ou plutôt, de hasards - de Carl Leblanc en se disant: ben voyons donc! C'est incroyable! Cette réaction n'est pas tant causée par l'écriture, toujours impeccable chez Leblanc, que par le formidable chapelet de coïncidences qu'il nous offre.

Carl Leblanc en a eu l'idée il y a longtemps après avoir lu Le cahier rouge de Paul Auster, qui s'inspirait lui aussi du hasard. «C'était remarquable comme livre, se souvient-il, mais ma réaction après l'avoir lu a été: juste ça? J'ai une collection bien plus intéressante.»

Il faut le croire sur parole, tout ce qu'il raconte lui est véritablement arrivé. Chercher l'adresse de l'appartement de Freud à Vienne dans un livre et constater qu'on est garé exactement devant. Être bouleversé par un film la veille de prendre l'avion, pour tomber directement sur l'acteur principal le lendemain dans une rue à Paris. Parler avec quelqu'un d'un ami qu'on n'a pas vu depuis longtemps, et entrer dans un café pour le découvrir au bar...

Ce ne sont là que quelques exemples, piteusement réduits en les nommant, mais qui, sous la plume de Carl Leblanc, se déploient de manière tout à fait inattendue.

Le recueil est construit comme un crescendo où nous allons de surprise en surprise. «Il faut le lire comme on gratte un billet de loto en espérant gagner le gros lot», suggère-t-il. Et, de fait, on a l'impression de le gagner à chaque histoire.

Moments vitaminés

Carl Leblanc, qui nous a donné deux romans très durs, encensés par la critique, l'un sur la crise d'Octobre (Le personnage secondaire), l'autre sur l'Holocauste (Artéfact), n'a rien d'un ésotérique. Il se décrit comme un pauvre agnostique qui ne croit pas à la transcendance. Mais il réclame ce droit d'être «joyeusement sonné par la surprise» et propose dans Fruits «des moments vitaminés distribués par des ONG inexistantes pour les pauvres réfugiés que nous sommes parqués dans les camps de la routine et du probable».

Il cite L'amour fou d'André Breton, qu'il estime être le plus beau livre jamais écrit sur le hasard objectif: c'est vraiment comme si je m'étais perdu et qu'on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles...

En fait, il espère briser ce mépris que le rationalisme entretient à propos des coïncidences.

«Si je mets mon iPod sur le mode aléatoire, que je tombe sur une chanson de Daniel Bélanger et que je bute contre lui dans la rue, je ne veux pas m'aveugler devant le plaisir évident que l'improbable vient de m'offrir. Je ne veux pas non plus tomber dans «l'émotion du destin». On peut s'amuser. Mais, oui, il y a un mépris du hasard, parce qu'il y a des gens qui veulent tellement avoir l'air scientifique que, souvent, ça cache un indécrottable fond religieux, je dirais. Ils sont, par rapport à ces questions, un peu comme un homosexuel refoulé qui, en public, agirait comme un hétéro grossier. Le quotidien s'empare assez de nous, bon Dieu! Ces moments-là sont presque subversifs.»

Magie

Mais, avant tout, les coïncidences sont pour l'écrivain, qui estime que la littérature doit pouvoir s'emparer de tout, un matériau extraordinaire. Et la magie de ces instants étonnants n'a pas été brisée en les écrivant.

«Au contraire, dit Carl Leblanc. Un ami m'a laissé entendre qu'à partir du moment où on l'écrit, la coïncidence souffre d'une dévaluation, dans la mesure où on entre dans le «vrai faux» du champ littéraire. Moi, je n'ai pas souffert de cette dévaluation en écrivant ces coïncidences. J'ai plutôt découvert toute la richesse de certaines. J'ai pu les déployer dans toute leur complexité.»

C'est particulièrement vrai dans le récit intitulé H.A., l'un de ses préférés, où il raconte une série de hasards liés à Hubert Aquin, alors qu'il vivait avec les Slovènes leur accession à l'indépendance dans les années 90. Cette aventure éclaire la situation québécoise, pour lui douloureuse.

Le roman Prochain épisode s'est retrouvé par erreur dans ses bagages. C'est le seul écrivain québécois qu'un ministre lui citera. Il se rendra ensuite à Lausanne, en Suisse, découvrira avec étonnement qu'il s'est assis «par hasard» à la terrasse de l'hôtel d'Angleterre... et on ne vous dit pas la chute, magnifique.

«En l'écrivant, j'ai revisité l'émotion de l'époque. Pour moi, il y a eu une part de pèlerinage imposé dans ce voyage. Imaginez-vous vous retrouver dans une petite république d'Europe centrale le jour où les gens se font l'accolade; les cloches sonnent, les sirènes retentissent, c'est l'indépendance! Et je suis sans cesse renvoyé au Québec et à notre inachèvement... C'est un de mes récits préférés, car c'est un exemple de coïncidence où le sujet est à la fois léger et lourd.»

Peut-être faut-il un esprit très littéraire pour savoir lire le hasard qui ajoute de la magie, sinon de la beauté, au quotidien. Au fond, tout revient à cette envie de raconter qu'ont tous les écrivains.

«Il ne faut pas bouder son plaisir», recommande Carl Leblanc qui, à la blague, songe à écrire un deuxième tome, tant le hasard semble aimer lui envoyer ses fruits.

FRUITS

Carl Leblanc

XYZ, 154 pages

Extrait:

«Le hasard est l'exemple radical du plaisir de trouver ce qu'on ne cherchait pas. Les coïncidences, ces choses si peu nécessaires, mais qui surviennent plus souvent qu'on le pense, sont, oui, ces «véritables fanaux dans la nuit du sens », comme l'écrit Breton. C'est le réel qui accouche d'un enfant alors que la vie n'est, la plupart du temps, qu'avortement d'occasions.»