La citation liminaire décourage toute attente d'autofiction. Elle est empruntée à François Mauriac. «Les pélicans de la littérature, qui distribuent leurs entrailles, à mon âge ne me touchent plus.» Voire! On ne m'abusera pas, vieil ami qui connais Jacques Folch-Ribas depuis bientôt 40 ans. Vrai, Les pélicans de Géorgie n'offre rien du déballage de tripes et autres entrailles dont se gavent beaucoup de liseurs. Ce roman est pourtant le plus révélateur de l'esthétique et, un peu, des opinions du romancier. Le plus risqué aussi, car il reprend, heureusement sans les épuiser et sans redites, les valeurs qui traversent l'oeuvre tout entière. En peu de mots: l'art, la connaissance et l'amour. Tout était dans Une aurore boréale (1974), une jeune fille et un Amérindien y échangeant amour et savoir.

L'Amérique, dont la nôtre, est devenue le territoire de prédilection de l'écrivain, né dans une Europe écrasée par la guerre. Il a un faible pour le Sud des États-Unis, qu'il fréquente depuis longtemps. Il y trouve, je suppose, ces extrêmes ethniques, culturels et même climatiques qui sont le picotin de qui sait observer la réalité sans s'y dissoudre, sans surtout en faire un drame.

 

Le protagoniste des Pélicans, qui est aussi le narrateur et ce n'est pas un choix innocent (ce n'est pas moi, mais...), va à Savannah, «la plus belle ville des États-Unis», pour affaires. Il est peintre, il est faussaire, il est marchand de tableaux. Il est alcoolique aussi, manière peut-être pour l'écrivain, qui boit à peine, de verser un peu de ce bourbon qu'on ne trouve que dans le Sud et les polars.

«L'art n'est-il pas d'abord une parole, sans laquelle il n'existerait pas?» Voilà une colle, les parades se dérobent. Ce que donne à comprendre le roman, c'est que l'écriture est ici bien proche de la peinture. Sous la discrète ou violente apparence des formes et des couleurs se cache non pas un message, Dieu merci! mais un appel au déchiffrement de la beauté, autrement dit à l'intelligence du monde.

Parmi et entre les mots, même quête. Ce n'est pas rien et ce n'est pas tout. Ben oui, l'amour. Celui de l'inaccessible Mary, camarade de classe au temps des études en architecture, maîtresse alors indifférente qui maintenant, retrouvée à Savannah, refuse toute allusion au passé et veut cacher une carrière assez fabuleuse de coureuse d'hommes fortunés. Celui d'Ada, chauffeur de taxi et prostituée, jeune Noire dont la perfection physique fait d'autant plus mal que notre héros ne parvient pas à la traduire en quelques traits de crayon.

Mary, «ce n'était pas de l'amour, je le vois bien, ce n'était que du bonheur (...)». Il en reste une incurable nostalgie, et une curiosité maladive. Avec les ressources de recalés comme lui, l'amoureux impénitent finira par savoir quelle vie a menée Mary, sans arriver pour autant à la connaître mieux. Ada est moins secrète, qui dit tout ce qu'elle pense et qui ne pense pas bête du tout. Quand le faussaire voyageur subit le choc du désir et fait d'Ada sa maîtresse d'occasion, on devine que c'est par rage contre lui-même et par dépit, étant incapable de s'emparer par le dessin de l'essence même de la jeune femme. Ainsi va la vie du narrateur, qui reprendra la route en emportant de nouveaux souvenirs, une sagesse capricieuse et inquiète, une pensée dont les arcanes restent intacts. On se souviendra de la vivacité de son style, de son talent pour les dialogues, de la pertinence de sa célébration de l'amour et de l'art.

Les pélicans de Géorgie

Jacques Folch-Ribas

Boréal, 152 pages, 19,95 $

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