Dans son premier roman, la cinéaste Eisha Marjara revient sur un mal qu'elle a personnellement connu - l'anorexie - sans le nommer, pour se concentrer plutôt sur les tournants de la construction identitaire d'une jeune fille, Lila, qui s'affame pour mieux se trouver.

Au Québec, beaucoup de gens ont découvert l'anorexie par le documentaire de Johanne Prégent, La peau et les os, sorti en 1988. Dans ce film, nous voyons une toute jeune fille, maigre à faire peur, résister au traitement, puis expliquer ensuite comment elle en est arrivée à cette extrémité. Cette adolescente, c'est Eisha Marjara.

Trente ans plus tard, elle se demande encore qui elle était à ce moment-là, tout en soulignant que Johanne Prégent avait fait un très bon travail avec ce documentaire. Aujourd'hui, c'est une femme que nous avons devant nous, et être une femme, c'est précisément ce qu'elle ne voulait pas devenir quand elle était au pire de son traitement. «Ce que je voulais exprimer dans ce livre, c'est comment une fille descend dans cette spirale, la façon dont on devient anorexique, les choses dans une vie qui mènent là», dit-elle.

Quand Eisha Marjara s'est mise à écrire Fée, elle ne savait pas que cela allait donner un roman. Elle a trouvé l'expérience transformatrice, de la même façon que son personnage découvrira la photographie qui deviendra une passion salvatrice. Dans les deux cas, c'est une reprise de pouvoir, une manière d'aborder le monde, de ne pas être défini par les autres, mais par son propre regard. Comme auteure, elle a aussi mis de côté un autre drame qui a profondément marqué sa vie: l'attentat du vol Air India 182 en 1985, dans lequel ont péri sa mère et sa soeur, alors qu'elle était hospitalisée pour ses troubles alimentaires. Elle a pu sortir de l'hôpital pour aller en Irlande avec sa famille identifier les corps. Et ce drame, ce n'est pas étonnant, n'a pas aidé son cas. «Ma mère et moi n'avons pas pu nous réconcilier dans notre relation. Cette réconciliation, quand une fille devient une femme, ce passage-là s'est brisé pour moi. J'étais une enfant, je suis devenue une adulte, je n'ai pas été adolescente.»

Une maladie de filles blanches?

Dans son roman, elle raconte comment Lila construit son identité par une succession de refus qui la mèneront au refus de se nourrir. Le mot «anorexie» n'est mentionné qu'une seule fois, par un médecin. «J'ai fait ça consciemment, parce que lorsqu'on entend le mot, on a déjà une définition: c'est une maladie mentale», explique-t-elle. Je ne voulais pas encadrer ce sujet avec ce mot-là. On peut approcher des sujets d'une autre façon. Et puis, j'ai toujours pensé que c'était une maladie de filles blanches. Je n'étais pas blanche, alors pourquoi j'avais l'anorexie?»

Plusieurs romans ou récits ont été écrits sur ce trouble alimentaire, mais la différence culturelle est ce qui rend Fée très intéressant, puisqu'il raconte, et souvent avec une bonne dose d'humour, l'enfance d'une petite fille indienne au Québec dans les années 80. On ne parlait pas alors d'intersectionnalité. Eisha Marjara avait 4 ans lorsque sa famille s'est installée à Trois-Rivières et elle a grandi sans aucun souvenir de son pays d'origine. La pression de la beauté que connaissent toutes les filles était chez elle accompagnée de la pression d'être la seule fille «de couleur» de sa classe, que sa mère habillait chez K-Mart, et qui ne lui achetait pas de soutien-gorge, un article absent de sa culture. Ronde et complexée, Lila finit par voir une ennemie en sa mère, parce que c'est elle qui cuisine et porte l'héritage indien traditionnel. 

«Lila lutte contre la nature. La nature féminine. Et elle est elle-même la nature, elle est une fille. C'est donc une bataille impossible. Son arme, c'est l'anorexie.»

Quand à cela s'ajoute le fait que le père de Lila repousse son affection dès les premiers signes de puberté, que lors d'un voyage en Inde elle sera agressée parce qu'elle s'est habillée à l'occidentale, on comprend comment une jeune fille peut finir par interpréter ces traumatismes contre elle-même. Est-ce que ç'aurait été différent si elle avait été un garçon? Voilà qui explique un peu la fascination de la cinéaste pour la question transgenre, dans ses films comme Vénus ou House for Sale. «Je pense que dans le désir de l'anorexique, il y a un désir que tout le monde ressent, c'est celui d'être libre. De ne pas être contrainte par des règles. L'anorexie, c'est une expression. C'est pour ça aussi que je suis passionnée par les expériences des personnes transgenres, c'est la même quête de se trouver nous-même, dans notre corps.»

Qu'est-ce qui lui a permis de s'en sortir? «C'est à l'hôpital Douglas que c'est arrivé. Les infirmières m'ont beaucoup aidée. Elles ont vraiment remplacé ma mère. Avant, dans le traitement, on me punissait par l'isolation si je ne mangeais pas. Mais à Douglas, quand je mangeais, les infirmières me donnaient de l'amour et m'encourageaient. Voir des amies sortir de l'hôpital me donnait de la motivation. Et j'ai découvert que je pouvais étudier la photo à Dawson. Ça me donnait un but concret, une date pour sortir. J'avais une passion dans la vie, alors qu'avant, j'étais perdue. Aussi, de découvrir que j'avais le choix a été très important. C'est une chose très adulte, le choix. Ça nous donne du pouvoir.»

Fée. Eisha Marjara. Traduit de l'anglais par Patrick Isabelle. Marchand de Feuilles. 211 pages.

Image fournie par Marchand de Feuilles

Fée, d'Eisha Marjara