«Cela me paraît idéaliste et naïf, mais aussi très important : la littérature DOIT être libre. Et le roman, c'est le genre libre par excellence. Celui qui peut tout agréger, qui peut à la fois être théorique, poétique, comique, tragique.» Arcadie, de l'écrivaine française Emmanuelle Bayamack-Tam, est tout cela.

On ne naît pas femme, on le devient. Farah naît fille, ou du moins, elle le croit. Car le jour où son verdict médical tombe, elle tombe de haut: «Elle n'a pas d'utérus. Pas vraiment de vagin non plus.» Pas vraiment fille, pas vraiment garçon. Mais Farah ne veut pas être un garçon. Être un garçon ne lui a jamais fait envie. «L'attirail masculin, les attributs génitaux pourpres et fripés, les efforts incessants et sans cesse ruinés pour être à la hauteur, toute une vie d'inquiétude, non merci!»

Elle part donc en quête. Qu'est-ce qu'être une femme? Pour élaborer ce 11e roman (13e si l'on compte ses 2 polars, parus sous un autre nom), Emmanuelle Bayamack-Tam a suivi le même procédé, posant la question autour d'elle: «Qu'est-ce qu'être une femme?»

Les réponses obtenues ne l'ont pas satisfaite. «Beaucoup m'ont dit que c'est "donner", que c'est "être dans le don de soi" - ce que je trouve abominable comme réponse. D'autres m'ont dit que la femme, c'est celle qui trime, celle qui travaille. Ce n'est pas complètement faux, mais on voit bien que ça ne peut pas satisfaire une enfant de 15 ans qui tente de savoir qui elle est!»

Le cocon de l'enfance

Il faut dire qu'avant ce chamboulement, l'enfance de Farah aura été «nuageuse, florale, élémentaire, rousseauiste». Une enfance loin de la ville, de l'internet, de Kanye West («On échappe difficilement à Kanye West»). Une enfance vécue au sein d'une drôle de confrérie, menée par un leader spirituel du nom d'Arcady, où des joyeux marginaux, des laissés pour compte, des gens abîmés se sont réfugiés pour s'isoler des ondes magnétiques, de la technologie, des autres.

Et puis, le clash de l'adolescence survient. Il est brutal. Il est inévitable. «La puberté, pour moi, est la réitération de l'expulsion première du paradis originel, observe l'auteure. Mais il me semble que c'est toujours le cas. Pour Farah comme pour nous tous.»

Dans le cas de son héroïne, elle commence à étouffer dans son cocon. «Là où rien ne peut m'arriver. Sauf que, justement, je veux que quelque chose m'arrive.»

Désir et compassion

Ce quelque chose sera en fait quelqu'un. Un réfugié érythréen. La confrérie le rejette. Farah le veut.

Elle veut aussi que ses semblables aient autant de compassion qu'ils en ont pour les bêtes pour cet homme qu'elle désire de tout son coeur et de tout son corps. Elle veut. En vain. «Je trouve scandaleux que les mêmes personnes qui peuvent se mobiliser pour la cause animale - qui, par ailleurs, me touche - ne soient pas du tout sensibles à la façon dont les êtres humains traitent d'autres êtres humains!», s'exclame Emmanuelle Bayamack-Tam.

Elle ajoute: «Je serais plutôt d'avis d'instaurer un droit universel et inconditionnel à l'hospitalité.»

Parlant de droit, Farah ne subit pas, elle exige. Farah ne se plaint pas, elle fonce. Et elle séduit Arcady, son guide spirituel quinquagénaire. «Il la trouve trop jeune. Il lui demande d'attendre. De faire l'amour pour la première fois avec quelqu'un qu'elle aime. Mais elle l'aime. Et elle le réclame.»

Bouleverser, bousculer

Tout comme l'écrivaine réclame la possibilité d'user d'outrance, d'exubérance, d'humour: «Les trucs grotesques, baroques, qui peuvent susciter du dégoût font partie de mon esthétique.»

D'ailleurs, n'est-ce pas à cela que sert la littérature? À bouleverser, à bousculer, à révulser, même? «En définitive, les livres qui ont compté pour moi, qui m'ont construite, qui m'ont formée, ont d'abord été source de répulsion, de déstabilisation. Je ne vais pas chercher dans la littérature le divertissement, quelque chose qui me conforterait dans ce que je suis, non. Je cherche précisément des sources d'étonnement, de questionnement, de trouble.»

Ce sont ces mêmes sentiments - étonnement, questionnement, trouble - que peuvent évoquer ces gamins observant leurs parents copuler, cette jeune fille perdant sa virginité avec un homme trois fois plus âgé qu'elle.

«J'avais bien conscience que j'étais dans des sujets sensibles, que ces scènes pouvaient être mal reçues, qu'elles posaient la question du consentement, de l'abus sur mineure par une personne en position d'autorité. Que le passage de la partouze devant les enfants - que j'ai pris plaisir à écrire - est dérangeant. Mais je l'assume. Je ne suis pas dans la littérature qui revendique la vraisemblance.»

On a dit de son roman, qui se trouve parmi les cinq finalistes au Prix des libraires, catégorie hors Québec, qu'il était d'actualité. Pourtant, ce sont des questions qu'elle a toujours abordées. Depuis qu'elle écrit, depuis qu'elle publie. «Depuis mon premier livre, Rai-de-coeur, paru en 1996, dans lequel un garçon éprouvait un choc le jour où il mettait une robe, j'ai toujours eu des personnages indéterminés quant à leur identité. Aujourd'hui, la parole s'est libérée.»

«Susciter des déplacements de lignes»

Celle qui est également enseignante au lycée voit-elle un côté éducatif à la fiction, à sa fiction? Elle est catégorique: «Je n'écris pas dans une perspective didactique, je ne produis pas d'écrits militants. Pour moi, la littérature est un espace de liberté absolue. Si j'avais en tête le projet d'édifier, d'éclairer, de transmettre un message, cela induirait des effets pervers sur mes romans.»

«En revanche, j'espère susciter des déplacements de lignes, une déstabilisation.»

Et puis, une réflexion. Comme celle qu'a Farah: «J'ai l'impression que l'humanité se divise en deux : ceux qui se connaissent, et les autres.» Pourrait-on ajouter : ceux qui veulent se connaître et ceux qui ne le veulent pas?

Emmanuelle Bayamack-Tam acquiesce: «Je lui fais tenir des propos un peu tranchés et radicaux, mais qui ne sont pas très loin de ma propre pensée. Je suis souvent frappée par le manque de curiosité intellectuelle autour de moi. Par ces gens qui passent complètement à côté de ce qu'ils sont.»

Car se connaître soi-même, c'est aussi voir ses côtés les plus moches, ses désirs les moins avouables. «En même temps, refuser la lucidité, ça me paraît refuser ce qui fait le sel de l'existence.»

Arcadie. Emmanuelle Bayamack-Tam. Éditions P.O.L., 448 pages.

Image fournie par les Éditions P.O.L.