On dévore ses courts récits historiques, que ce soit l'étrange destin du Wild West Show de Buffalo Bill dans Tristesse de la terre (2014), la prise de la Bastille par la foule dans 14 juillet (2016) ou l'implication des hommes d'affaires au début du régime nazi dans L'ordre du jour, qui lui a valu le prix Goncourt l'an dernier. Nous avons discuté avec l'écrivain français Éric Vuillard, de passage au Québec avant sa grande tournée américaine pour la traduction de son dernier livre.

Vos récits offrent des perspectives inédites sur des faits historiques que nous pensons connaître. Comment avez-vous trouvé votre style, vos angles?

Je pense que la littérature est liée à deux choses. Il y a un élément sensible, l'incarnation des personnages, etc., et il y a toujours eu un élément de pensée. Dans Les misérables de Hugo, il y a à la fois les chapitres narratifs et ces chapitres méditatifs, par exemple quand il réfléchit sur l'argot, c'est vraiment un essai, au fond. On a presque l'impression, par moments, qu'il y a quelque chose d'hégélien chez Victor Hugo. Chez lui, ça prend une forme qui est liée à la conjoncture de son temps, une forme coupée, où on a l'intrigue d'un côté et l'essai de l'autre. Je crois que le voeu de la littérature est toujours d'unir ça, c'est-à-dire le sensible et la pensée, en un seul moment. J'ai l'impression que beaucoup d'écrivains dans le passé l'ont tenté, et c'est au fond ce que je tente de faire.

Ce qu'il y a d'intéressant, c'est que vous prenez position dans vos livres: on n'est pas dans la neutralité absolue.

Évidemment, on peut avoir une vision de l'essai et de la littérature comme une activité neutre. Beaucoup d'écrivains disent qu'ils écrivent des livres et que c'est à chaque lecteur de les interpréter. C'est quand même curieux, comme si ça leur échappait. Je crois que ça vient de la théologie chrétienne, au fond. L'écrivain viendrait remplacer je ne sais quelle figure sainte, etc. Je ne souscris pas du tout à cette vision, que je crois ingénue, à la fois sans fondement et qui ne produit pas grand-chose. L'écriture change et si on écrit, c'est pour saisir quelque chose à travers l'écriture, c'est parce qu'elle est pour nous un moyen de comprendre. Il y a donc quelqu'un qui écrit et je pense qu'il est bon que ce soit signalé. Hegel écrit quelque part que l'oeuvre moderne, c'est celle qui garde en elle la trace de l'outil. La forme que prend la franchise, au fond, dans l'oeuvre moderne. Elle ne nettoie pas la table, vous voyez, après avoir fait la cuisine. L'écrivain laisse une trace de son passage en quelque sorte. C'est sans doute un peu ça que je fais dans mes livres.

On parle souvent de la Seconde Guerre mondiale d'un point de vue politique ou social, rarement d'un point de vue économique. Dans L'ordre du jour, vous montrez un peu la patte du capitalisme dans la construction de l'entreprise de destruction nazie.

Je crois que la littérature appartient à un mouvement qui s'amorce après la Révolution française, qui va modifier l'histoire de la littérature. Au même moment, autre chose démarre, qui est la révolution industrielle, alors qu'en grande partie, la littérature s'associe au mouvement de la Révolution française. Je citais Hugo, je pourrais citer Zola, Stendhal... Il y a là un courant qui accompagne ce qu'on peut appeler une trajectoire émancipatrice et on voit bien que tout ça est en partie contradictoire avec la révolution industrielle, c'est-à-dire le pouvoir de quelques-uns sur l'économie. Je crois que la littérature est dans un rapport d'adversité, et qu'on trouve une présence très grande et une critique très vive du monde économique à l'intérieur du grand roman. Aujourd'hui, il ne semble pas que ce pouvoir ait cessé ou régressé, il me semble qu'au contraire, il n'a cessé de se «truster» lui-même. Une littérature doit, je pense, s'inscrire dans le monde réel, et si elle le fait, elle s'inscrit dans un monde qui est structuré en grande partie par l'économie et les inégalités. Voilà pourquoi il était intéressant pour moi, dans L'ordre du jour, compte tenu du contexte actuel, de raconter une réunion comme celle du 20 février 1933 où 24 des industriels allemands les plus importants se retrouvent avec Göring et Hitler et s'entendent entre eux pour détruire la République de Weimar.

Il y a de l'humour dans vos livres, on dirait que vous êtes intéressé par la comédie humaine qui masque les tragédies, comédie qui est peut-être même une des dimensions de la tragédie. Vous parlez beaucoup du spectacle.

D'une certaine façon, la littérature est une forme de contre-pouvoir. Elle l'a été par moments de façon très vive - le J'accuse de Zola, c'est ça. Du coup, les gens veulent qu'on leur raconte des choses réelles, et pas des salades. L'écrivain qui se retrouve face au pouvoir, ce qu'il y voit est ce que tout le monde voit d'abord, c'est-à-dire la composante de comédie extrêmement grande. Quand on regarde le monde politique, qu'on l'écoute parler, la dimension de fausses notes et d'hypocrisie saute aux yeux, au fond. Là où les sciences humaines sont tenues par leurs méthodes à une distance, la littérature, elle, n'est pas tenue à ça. Elle est même, au contraire, tenue de se souvenir de l'impression première de comédie et de nous en dire quelque chose. Notamment dans le monde où nous sommes, la distance devient défaillante. C'est-à-dire que si la distance nous fait rater la composante de comédie intrinsèque au monde politique aujourd'hui, elle rate l'essentiel. En quelque sorte, elle nous égare, nous divertit.

Vous donnez une voix aux victimes, aux anonymes, aux fantômes, même dans ces objets qui nous entourent, fabriqués par des entreprises qui ont profité de l'horreur. Encore plus particulièrement dans 14 juillet, où vous racontez cette journée du point de vue des gens ordinaires qui ont participé à la prise de la Bastille.

Avec 14 juillet, ce qui m'intéressait, c'est que les récits qu'on en avait, de Michelet à nos jours, faisaient la part belle à ce qu'on pourrait appeler les parlementaires, dont le rôle a été tout à fait négligeable, voire inexistant, ou alors vaguement contre-révolutionnaire. Puisque le 14 juillet, la foule parisienne est victorieuse, je me suis dit qu'elle devait avoir laissé des traces dans les archives. Qu'on pouvait faire quelque chose qui lie à la fois l'histoire, la politique et la littérature, puisque le 14 juillet est l'irruption de la foule sur la scène du monde. J'ai pensé qu'il y avait une occasion un peu unique de raconter, par l'un des événements fondateurs, le monde tel qu'il est, c'est-à-dire fait par le grand nombre, en réalité, et pas par quelques-uns. Trouver les moyens d'un récit collectif qui est un des objectifs secrets et essentiels de la littérature. On avait demandé aux gens de se signaler pour obtenir une récompense, une médaille. Et Dussault, qu'on avait mandaté pour raconter cette journée, nous dit que, quand on leur demande de se signaler, «la plupart d'entre eux partirent comme s'ils avaient fait un mauvais coup». Toutes les classes les plus modestes refusent de se signaler. Nous avons donc là, à l'intérieur d'une archive, une sorte de trou par lequel on voit, si vous voulez, la réalité se faufiler et disparaître.