Est-il possible de fuir son passé? De l'effacer? Vous rattrape-t-il forcément? C'est la question que pose La Maison Golden, nouveau roman de Salman Rushdie. La Presse a rencontré en France l'écrivain britannique.

La scène se passe comme dans un film. Il est 10 h du matin, dans le quartier latin, à Paris. Salman Rushdie arrive sur les lieux de l'entrevue dans une voiture noire. Il en sort accompagné de deux hommes portant oreillette et lunettes fumées, qui regardent autour d'eux d'un air soucieux. L'auteur s'engouffre dans le bâtiment, tandis que ses gardes du corps restent postés sur le trottoir, à l'affût d'une attaque.

Même si la fatwa (appel au meurtre) lancée contre lui par l'Iran en 1989 est toujours en vigueur, l'auteur des Versets sataniques dit aujourd'hui mener une existence presque normale. Après avoir vécu 12 ans dans la clandestinité, il se promène désormais librement partout dans le monde, sans service de protection personnelle. Partout, «sauf en France, où on m'y oblige», lance-t-il.

La chose l'agace, visiblement. Mais il semble que ce soit le prix à payer pour pouvoir faire la promotion de son oeuvre dans l'Hexagone. Cette fois, il est venu présenter son 11e et plus récent roman, La Maison Golden, une savoureuse tragi-comédie familiale qui se déroule à New York à la fin de l'ère Obama et au début du règne de Donald Trump.

Une fois le bâtiment sécurisé, M. Rushdie nous reçoit donc dans une grande salle vide, devant un double espresso bien tassé, pour parler de ce nouveau livre tout juste traduit en français, que certains ont décrit comme son ultime ouvrage sur l'identité.

«Avec La Maison Golden, je voulais écrire un livre sur le New York contemporain, un truc complètement actuel, plus réaliste que mon roman précédent, qui se déroulait aussi à New York, mais dans un futur rapproché. Cela m'a pris un moment avant de trouver mon histoire. Mais je portais depuis longtemps le personnage de Néron Golden, un homme qui a été un jour aspiré par la mafia indienne et qui tente de s'en extirper. Et puis un jour, les deux idées se sont connectées. New York était évidemment l'endroit où aboutirait cet homme...»

Vous présentez l'Amérique comme le meilleur endroit pour changer d'identité. Pour se réinventer. Il y a 20 ans, vous avez vous-même quitté le Royaume-Uni pour vivre à New York. Avez-vous l'impression de vous y être réinventé?

L'Amérique ne m'a pas changé. Je suis la même personne, avec d'autres expériences. Mais il est vrai que je me sens chez moi à New York, alors qu'à Londres, je me sens désormais un peu comme un étranger, un peu sur la touche, même si mes enfants et ma famille proche y vivent encore.

Votre livre est collé sur l'actualité et les enjeux de notre époque : mouvement Occupy, questions liées à l'identité sexuelle, contrôle des armes. N'y a-t-il pas un danger que cela le fasse vieillir plus rapidement?

Écrire un roman en temps réel est très risqué. Mais c'est un risque intéressant. Si vous vous trompez, votre livre sera très vite obsolète, c'est vrai. Mais il y a des stratégies pour contrer cela. L'une d'entre elles est d'utiliser des structures littéraires intemporelles, qui n'ont rien à voir avec les événements. Comme dans les tragédies grecques ou dans les oeuvres de Shakespeare, où le personnage principal porte en lui une faille, dont on sait qu'elle le mènera à sa perte. En d'autres mots, quelque chose d'universel. D'autres l'ont fait. Edith Wharton dans The Age of Innocence. Ou F. Scott Fitzgerald... et pas seulement dans The Great Gatsby.

Situer l'histoire dans notre époque vous permet aussi, manifestement, de partager vos propres opinions sur l'actualité. Sur Donald Trump notamment, que vous ne nommez jamais, mais que vous présentez ici comme un Joker aux cheveux verts.

Je ne voulais pas le nommer parce que je voulais parler de choses qui vont au-delà de lui. Je voulais exprimer le fait que le monde du pouvoir est devenu de plus en plus grotesque et peuplé de créatures grotesques. Au Canada, vous êtes chanceux, vous avez un être humain (rires)! Pour ce qui est du Joker, j'aime bien l'idée que Washington ait été envahi par des personnages de BD de superhéros. Quand le livre est sorti (en anglais) il y a un an, certains critiques m'ont dit qu'il était trop facile de dépeindre Trump comme un vilain de «comic books». Mais deux ans après l'élection, on peut dire qu'il ressemble de plus en plus à ça!

Certains déplorent le fait que Trump suce toute l'attention médiatique. N'êtes-vous pas tombé dans le piège en le sollicitant vous aussi?

Son seul génie est sa capacité à dominer les médias, c'est vrai. Tout devient Trump, tout le temps. Mais si je voulais faire ce genre de livre, je ne pouvais l'éviter. Cela dit, ce n'est quand même pas un livre sur Trump. Il y a les personnages principaux. Néron Golden, sa femme, ses trois fils, le jeune réalisateur qui réalise un documentaire sur cette famille intrigante. Trump n'est qu'un petit gobelin qui danse aux marges du récit.

Traversons l'océan. Même si votre roman se passe à New York, le Britannique en vous ne peut s'empêcher d'y glisser quelques critiques sur le Brexit. Pourquoi?

Parce que le Brexit sera un choc. On pense toujours aux Britanniques comme à des gens pragmatiques, raisonnables, avec du gros bon sens. Et voilà qu'ils font ce truc complètement dingue! Mon impression, quand je viens à Londres, c'est qu'aucun politicien, de droite ou de gauche, ne semble prêt à remettre cette décision en cause. Et que personne ne semble mesurer l'ampleur de la catastrophe économique et sociale qui fonce droit sur le pays. Il y a pourtant des sondages qui disent que beaucoup de personnes seraient prêtes à changer d'avis, même dans les régions qui ont voté en majorité pour quitter l'Union européenne. Le problème, c'est que les tabloïds s'attaquent à tous ceux qui osent se prononcer contre. J'en sais quelque chose. Un journal a même réclamé qu'on me retire mon titre de chevalier de l'empire britannique!

Parlant de critiques, certains ont reproché à La Maison Golden son abus de références culturelles. Entre Dylan, Batman, Hitchcock, Ravi Shankar, le folklore russe et la mythologie grecque, il est vrai que vous vous en donnez à coeur joie...

Trop, ça me va. L'excès est une des stratégies de mon livre (rires)! J'aime bien ces livres qui foisonnent. Qui sont chargés au niveau de l'information, de l'imagerie. J'aime les lire et j'aime les écrire.

Malgré son humour, La Maison Golden dresse aussi un tableau terrible de cette époque «hypocrite, vulgaire, sectaire, violente, paranoïaque» qu'est la nôtre. Vous êtes pessimiste?

Difficile d'être optimiste alors que le monde est dans un si sale état. Mais je n'aime pas l'idée du désespoir, qui me paraît comme étant un luxe. Une des raisons pour lesquelles le livre se termine sur une note d'espoir, c'est qu'en dépit de toute cette merde, tout ce chaos, une part de nous est fondamentalement bonne. Et qu'il est possible, en fin de compte, que ce soit elle qui l'emporte.

Un mot sur la fatwa, pour terminer. On nous a bien prévenu que vous ne vouliez pas en parler. Pourquoi?

Parce que j'en ai marre. Parce que ça n'affecte plus ma vie. J'ai écrit un livre de 600 pages sur le sujet (Joseph Anton). Si ça vous intéresse, tout est là.

Vous êtes encore sous protection, pourtant...

Ça, c'est l'État français qui a décidé de me l'imposer. Ça me rend furieux! Je n'arrête pas de leur dire de me laisser tranquille. Ils disent qu'ils ont des ordres. En Angleterre, aux États-Unis, je n'ai aucune protection depuis presque 20 ans ! Ici, c'est comme un retour dans le passé. Je pense qu'ils ont peur, à cause des choses qui se sont passées en France. Mais ça, ce n'est quand même pas ma faute, non!?

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Salman Rushdie. La Maison Golden. Actes Sud, 414 pages.

image tirée de l’internet

La Maison Golden