Pourquoi l'amour et la séduction sont-ils très souvent décrits sous le mode de la prédation? Nous en avons discuté avec deux écrivains qui ont mis ce thème au centre de leurs romans: Thomas O. St-Pierre dans La chasse aux autres et Félix Villeneuve dans Plomb. Deux livres où les prédateurs se cassent lamentablement la gueule, dans cet esprit du «tel est pris qui croyait prendre».

Carl, l'antihéros plutôt malheureux de Plomb, très insatisfait de sa vie, plaque tout pour sauter dans un avion vers Los Angeles, à la poursuite de Myriam Aaron, l'actrice adulée de la planète, à laquelle il a dédié un temple dans son sous-sol. Parmi les personnages de La chasse aux autres, Jonathan décrit sur un ton imbuvable de supériorité dans un forum masculiniste sa conquête de Cordélia, sa «cible», alors qu'Édouard, l'ex de Cordélia, part à New York sur un coup de tête rencontrer Clara, jeune étudiante américaine avec qui il n'a fait qu'échanger quelques réflexions par courriel sur Rick C.O., célèbre blogueur misogyne.

Mais quelle mouche a piqué ces gars? Tous vivent dans le fantasme et poursuivent des chimères, mais la réalité finira par les rattraper, et parfois de la manière la plus brutale. Le mythe d'Icare qui se brûle les ailes sous-tend Plomb, tandis que La chasse aux autres fait un clin d'oeil humoristique aux Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos.

Pour Félix Villeneuve, qui dit s'être inspiré du phénomène des fans trop «intenses» pour écrire son roman, l'obsession de Carl, atteint d'une scoliose et complexé par son frère, s'explique par une vie de déceptions. «Au fond, c'est par l'échec qu'il est obsédé, car c'est ce qu'il a toujours vécu. Il essaie de se créer des victoires, et je pense qu'on essaie tous de se créer des victoires, des fantasmes qu'on aimerait voir devenir réalité.» 

«On a tous un univers intérieur où on imagine une myriade de possibilités si seulement on s'en donnait la peine.»

La venue à Montréal il y a quelques années d'un conférencier masculiniste, qui avait fait scandale, a été un point de départ pour Thomas O. St-Pierre dans l'écriture de La chasse aux autres, et d'une réflexion plus générale sur l'amour, en s'appuyant sur des philosophes ou des écrivains célèbres qui ont creusé la question, et pas les plus romantiques sur le sujet: Schopenhauer, Kierkegaard, Houellebecq ou Kundera. 

Orgueil, désir de possession, frustrations, vengeances, compensations psychoaffectives sont bien souvent les véritables moteurs derrière la quête amoureuse ou sexuelle. «En fait, la question de mon roman est: existe-t-il une chose qui s'appelle l'amour qui est autre chose que l'ensemble de facteurs qu'on pourrait appeler égoïstes? dit-il. Je n'ai pas l'ambition de donner une réponse. C'est fascinant de réfléchir à ce double discours, car on présente l'amour comme quelque chose de très noble, une finalité, et par ailleurs, c'est quelque chose de lié à plein de sentiments égoïstes. Dans cette kyrielle de raisons pour lesquelles on peut "aimer" quelqu'un, il y en a plein qui sont liées à des motifs qui sont laids.»

Tous des prédateurs?

Les réseaux sociaux n'ont certes pas atténué les instincts du chasseur, et on s'espionne les uns les autres dans ces deux romans, par Facebook ou Instagram, où les vies s'exposent (sous leurs plus beaux atours, habituellement) et où les moindres détails peuvent prendre des proportions irrationnelles dans les esprits obsessifs. Qui n'a jamais scruté les comptes de ses ex ou de l'être convoité en «scrollant» frénétiquement son passé? À combien de vedettes êtes-vous abonnés? Bref, sommes-nous tous devenus des prédateurs?

Thomas O. St-Pierre a rejeté cette éternelle idée du «c'était mieux avant» dans son essai Miley Cyrus ou les malheureux du siècle paru au printemps chez Atelier 10, auquel son roman fait écho. Pour lui, ces nouveaux outils n'ont fait qu'exacerber des comportements existants. «Ils n'ont pas créé ce qu'on leur attribue, ils les ont seulement exagérés, poursuit-il, et je suis persuadé que les êtres humains étaient voyeurs bien avant. C'est juste devenu plus facile. C'est pour ça que dans mon essai comme dans mon roman, je fais beaucoup référence à des auteurs anciens, parce que je pense que ça nous ramène à l'idée que ça ne change pas tant que ça. Les grands auteurs du XVIIIe ou du XIXe siècle parlaient déjà de choses que nous vivons. Mon roman a beau être très ancré dans le XXIe siècle, son expression de l'amour ou de la séduction n'est pas plus machiavélique que ce qui s'est écrit avant.»

«Je pense qu'on est dans la directe lignée d'un sillon creusé depuis des siècles, dans un autre décor.»

Alors, revenons aux chasseurs, qui parlent en termes de «cible» ou de «proie». Cet été, il y a eu un débat autour d'une nouvelle de l'écrivain David Dorais publiée dans la revue XYZ, inspirée du jeu de Clue, au sujet d'une femme pourchassée jusqu'à son viol, qui a mené à la démission de la nouvelle directrice, Vanessa Courville. Elle refusait de la publier, pour protester contre une énième représentation d'un personnage féminin violenté.

Le mythe d'Icare

Chez Félix Villeneuve et Thomas O. St-Pierre, ce sont plutôt les «chasseurs» et leurs motivations qui sont disséqués. «Ce que mon personnage veut, c'est avoir l'ascendant sur quelqu'un, c'est une question de pouvoir, note Félix Villeneuve. Il veut quelqu'un pour l'aduler comme une preuve qu'il n'est pas un raté. Si tu ne veux pas être une ombre, la chose à laquelle tu aspires le plus est le soleil, et dans son cas, c'est avoir la star de l'heure. Si elle est amoureuse de lui, il se met dans une position supérieure à la star. Le mythe d'Icare est un mythe sur l'orgueil, sur ce que c'est que vouloir plus que ce que l'on mérite. Ce n'est pas une histoire d'amour. Il croit l'aimer, mais ça tourne autour d'autre chose. C'est pour combler un vide et donner un sens à sa vie.»

«C'est dans la frustration que naît le phénomène des masculinistes, croit Thomas O. St-Pierre. L'être humain a le réflexe de trouver des causes extérieures à ses frustrations, alors c'est facile de rejeter la faute sur le féminisme, voire les femmes en général, car dès le moment où il y a un changement, il y a des gens qui perdent leurs privilèges ou d'autres qui sont tout simplement bousculés. Le masculinisme est une fausse solution qui s'adresse aux gens frustrés. On leur ment en disant qu'il y a des méthodes simples à suivre pour se sortir de leur statut de perdants. Même si mon roman parle beaucoup de pick-up artists et de masculinistes, ce n'est pas un roman masculiniste, parce qu'il n'y a personne qui gagne. Ce n'est pas une célébration, on voit que la prédation n'est pas quelque chose de très agréable, au contraire. Ça a l'air d'une espèce de manie, de vice, dont on n'arrive pas à sortir, de la même manière que je n'ai pas l'impression que Gilbert Rozon, pour prendre un exemple à la mode, même avant les scandales, semblait quelqu'un de très épanoui...»

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La chasse aux autres. Thomas O. St-Pierre. Leméac. 234 pages. 

Plomb. Félix Villeneuve. Stanké. 197 pages.