L'un lit pour gagner sa vie; l'autre vit pour lire. Lui fuit les librairies. Elle y entre comme dans une cathédrale. Il lit «pour échapper à la tristesse du moment». Elle, au contraire, arrive à peine à lire «dans les moments de spleen».

C'est en écrivant ce livre sur la lecture que Cécile Pivot et son célèbre père Bernard ont constaté à quel point ils abordent cet objet de manières assez radicalement différentes.

Bien entendu, personne ne lit comme Bernard Pivot, lecteur professionnel depuis 45 ans. «Depuis longtemps, mon éditeur veut que j'écrive sur la lecture, mais je répondais que mon expérience n'avait pas beaucoup d'intérêt, puisque toutes mes lectures ont été faites soit pour interroger les écrivains, écrire des critiques ou décerner le prix Goncourt. Le public ne s'y retrouvera pas. En revanche, j'ai à côté de moi une vraie lectrice, qui ne lit que pour son plaisir, qui trouve toujours le temps de lire, qui a une conduite exemplaire qui méritait d'être connue du grand public, qui se retrouvera dans l'amour qu'elle porte à la lecture et aux livres», dit Bernard Pivot au téléphone depuis Paris.

Ainsi est né Lire! qui paraît cette semaine chez Flammarion. C'est une sorte de bloc-notes joliment illustré où le père et la fille confrontent les vues sur l'acte de lire et ses rituels, parfois étranges, toujours personnels.

Bernard Pivot a raconté souvent sa vie monastique comme animateur de l'émission culte Apostrophes (1975-1990), puis de Bouillon de culture (1991-2001). De dix à douze heures de lecture par jour, sept jours sur sept. Chaque livre lu de la première à la dernière page. Des piles de livres qui arrivent dans un feu roulant incessant, «cinq, six, sept fois par jour, des facteurs, des coursiers, de la concierge...». Les piles, partout dans l'appartement, dans un système de classement précis. Selon l'endroit où les livres étaient déposés, Cécile pouvait deviner «quel sort, plus ou moins favorable, leur serait réservé». Y compris ceux, l'immense majorité en fait, qui étaient redonnés en petits paquets à l'entourage selon les intérêts de chacun.

Si le père, maintenant âgé de 82 ans, reconnaît que ces heures de lecture l'ont «dérobé à la vie familiale », Cécile est plus discrète. C'était comment, avec Bernard Pivot comme père?

«Il ne sortait pas, n'allait pas au théâtre ni au cinéma. S'il allait déjeuner avec un ami, il angoissait: "Ah là là! je suis en retard dans mes lectures..." C'était un livre par jour, alors ce serait un et demi le lendemain...»

«Il travaillait à trois endroits dans l'appartement: son bureau, le salon et la salle à manger, confie Cécile Pivot au bout du fil. Il passait de l'un à l'autre pour y faire des choses très précises. Je ne le lui ai jamais dit, mais quand il n'était pas là, j'allais dans son bureau. J'adorais ça. L'odeur du papier, son meuble en L, très années 70... et la pagaille! 

«C'était une drôle d'atmosphère. C'était un père absent. Physiquement, il était tout le temps là. Mais même quand il ne lisait pas, quand il mangeait avec nous, il n'était pas là, il était dans le livre qu'il venait de lire, celui qu'il devait lire le lendemain, l'émission qui s'en venait... 

«En même temps, j'étais très fière de mon père. Et je crois que les filles pardonnent plus facilement à leur père qu'à leur mère. Il a été chanceux d'avoir deux filles! 

«Ma mère, qui était aussi journaliste [Monique Pivot, qui a dirigé notamment Gault et Millau], travaillait énormément elle aussi. J'ai tout de suite été une grande lectrice. Je me suis réfugiée de la solitude dans laquelle nous étions.»

Ainsi donc, à l'encontre du conseil classique, Bernard Pivot n'a jamais lu une seule histoire à ses enfants.

Il ne cache pas ses regrets. «Des gens plus intelligents que moi auraient consacré moins de temps à l'émission et l'auraient réussie aussi bien que moi, je n'en sais rien...»

Pourquoi lire?

Lire, lire, c'est bien beau, mais pourquoi au juste?

«Les gens qui lisent sont moins cons que les autres, c'est une affaire entendue», écrit celui qui refuse coquettement le titre d'écrivain, malgré les belles pages qu'il a écrites notamment dans La mémoire n'en fait qu'à sa tête (2017).

Il y a des imbéciles chez les lecteurs et des brillants chez les non-lecteurs, mais «en gros, ça se voit, ça s'entend, ça se renifle, les personnes qui lisent sont plus ouvertes, plus captivantes, mieux armées dans la vie que les gens qui dédaignent les livres», écrit-il.

Les deux disent leur préférence pour le roman. Elle cite Kundera: «La bêtise des hommes est d'avoir réponse à tout. La sagesse des romans est d'avoir question à tout.»

Pour lui, qui ne passe pas une journée sans lire et sans ouvrir le dictionnaire, «lire, ce n'est pas se quitter, c'est se glisser dans la présence des autres».

Pour Cécile, qui confesse annuler des rencontres avec des amis pour aller lire en cachette au fond d'un café, c'est cette impression d'être «une minuscule étoile» au-dessus de personnages au destin fixé d'avance. «Toutes ces existences qui ont traversé la mienne, l'ont même influencée, sont ma plus grande richesse.»

Comment lire?

Comment lire? Affalé dans un fauteuil? Au lit? Pas chez les Pivot!

Bernard est un «lecteur janséniste qui considère qu'il ne faut pas cumuler les plaisirs du corps et de l'esprit». Il faut être «physiquement ni bien ni mal, être absent de sa carcasse pour être le plus présent possible dans les mots de l'écrivain». Fumer en écrivant, oui, pas en lisant: la fumée pourrait «déranger les personnages».

Pas question non plus de lire sur la plage dans «la rudesse des galets» et «l'intrusion horripilante du sable».

Cécile a besoin d'une chaise sur laquelle poser ses coudes. Ou debout dans la cuisine. En fait, elle change sans cesse de lieu, pour fuir les nombreux «sujets de diversion», du rangement au lave-vaisselle à la radio. «Courage, fuyons!»

De toute évidence, et contre toute attente, cette femme n'a pas pris en grippe le livre bien qu'il lui ait volé son père pendant toute sa jeunesse. À la surprise de celui-ci.

Ne pas déranger!

Du temps d'avant la télé, il n'était pas rare qu'on traite les enfants lecteurs de paresseux. Mais aujourd'hui, c'est au contraire un sauf-conduit face aux tâches familiales!

«On ne dérange pas un enfant qui lit, on ne va pas le contrarier en lui demandant de laver la vaisselle», dit Bernard Pivot. 

«Lire est aujourd'hui un refuge qui donne à celui qui s'y adonne une sorte de position enviée. Quand un adolescent lit, les parents disent: "Surtout, ne le dérangeons pas!"»

«Peu importe, un enfant qui lit une bande dessinée ou Stendhal, qui lit un livre sur le sport ou un roman de science-fiction, c'est très bon pour lui. L'essentiel, c'est l'activité même de la lecture.

- Tout ne se vaut pourtant pas dans la lecture...

- Évidemment, si l'adolescent ne lit que des choses stupides... mais je n'y crois pas du tout, dit le président de l'Académie Goncourt. Parce que l'écran du smartphone est devenu un tel concurrent à la lecture que l'enfant qui lit ne va pas perdre son temps à lire des banalités.»

Pas que des bonheurs

Le métier de lire sans arrêt n'apporte pas que des bonheurs. Le père Pivot, qu'on ne soupçonnerait pas de mesquinerie, avoue qu'il lui est arrivé à Apostrophes, devant des auteurs rasants, de se «venger de l'ennui auquel ils [l']avaient soumis par des questions distantes et des remarques persifleuses».

Le rythme n'est plus aussi frénétique, mais après ses engagements télévisuels, il a accepté une chronique littéraire au Journal du dimanche, en plus de l'Académie Goncourt, qui lui met au menu entre 40 et 60 romans pour l'été.

«Parfois, je maudis le Goncourt quand il fait très beau et que je dois lire un livre de toute urgence. Et parfois quand il pleut, je me dis: heureusement que j'ai la lecture.»

Même si plusieurs vous tombent des mains. «Vous n'allez pas demander à tous les livres d'être bons! Et puis, le livre que je trouve excellent, vous allez le trouver navrant... et à l'Académie Goncourt, inutile de vous dire qu'il n'y a pas unanimité sur les livres.»

«C'est ça qui est intéressant dans la vie littéraire, il y a des débats, des polémiques et c'est tant mieux.»

Parmi ses beaux souvenirs, un grand poète québécois.

«Il y a une antinomie entre le chuchotis de la poésie et la violence même de l'image et de la parole à la télévision. Les émissions que j'ai faites sur la poésie étaient toujours un peu décevantes parce que les poètes étaient timides. Il y a une exception, c'est Gaston Miron, parce que lui n'avait pas peur de la télévision. Il s'était levé et avait dit de mémoire un poème sur sa fierté d'être québécois. Ça avait eu un grand retentissement en France, surtout à le voir au milieu des autres poètes les fesses coincées.»

Difficile, la vie du livre en France

La vie est difficile pour le livre. «Soyons clairs: le livre en France est sous perfusion», dit Cécile. Subventionné, protégé par le prix unique, encouragé par les festivals, les initiatives pour les jeunes... Les librairies qui ferment... Mais il existe encore.

«Faut pas être trop pessimiste, nuance le père; après les excès des écrans, la lecture revient. Ils ne sont pas assez nombreux, hélas! non, mais il ne faut pas condamner la lecture. C'est une conquête plus difficile qu'autrefois. Ce n'est plus une activité aussi naturelle. C'est pourquoi je dis que la France insoumise, mais je pourrais dire le Québec insoumis, c'est celle qui lit, sur tablette ou sur papier.

«Considérant les tentations qui le sollicitent, quand l'adolescent choisit un livre, d'une certaine manière, c'est un acte d'héroïsme», dit le journaliste-écrivain, qui «souhaite mourir un livre à la main».

Cécile, elle, voudrait plutôt vivre une autre fois.

«La vie est mal faite. Il nous en faudrait deux. La seconde serait consacrée à relire les livres que nous avons aimés et tous ceux qui, hélas! n'ont su nous séduire.»

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Lire!. Bernard Pivot et Cécile Pivot. Flammarion, 192 pages. En librairie le 19 avril.

Image fournie par Flammarion

Lire!, de Bernard Pivot et Cécile Pivot