Alexandre Trudeau, 43 ans, est sans doute le seul Canadien à être à la fois le fils d'un ancien premier ministre et le frère d'un premier ministre en fonction. Or, s'il a hérité de son père l'amour du voyage et des grandes réflexions philosophiques, il entretient peu de choses en commun avec son frère Justin, hormis les liens du sang.

Longtemps attiré par les zones en crise, Alexandre Trudeau s'est fait connaître au tournant des années 2000 avec ses documentaires tournés à Bagdad, au Congo, au Liberia et en ex-Yougoslavie, diffusés sur CBC ou CTV.

Je me souviens l'avoir rencontré en 2003. Il se remettait à peine d'un accident de moto qui l'avait envoyé à l'hôpital avec une clavicule cassée et il s'apprêtait à repartir en Irak après y avoir déjà séjourné pendant plus d'un mois au sein d'une famille irakienne. À l'époque, c'était lui, la vedette des fils Trudeau, alors que Justin, fraîchement revenu à Montréal et inscrit à Polytechnique, ne savait toujours pas ce qu'il allait faire de sa vie.

Nous voilà 13 ans plus tard et les choses ont bien changé pour Justin, mais aussi pour Alexandre. Il lance aujourd'hui à Montréal non pas un documentaire, mais un livre: Un barbare en Chine nouvelle, dédié à sa conjointe Zoé Bedos et publié simultanément en anglais sous le titre de Barbarian Lost. Il s'agit d'un journal de voyage en Chine dont le titre est un clin d'oeil à Deux innocents en Chine rouge, coécrit par Pierre Elliott Trudeau et Jacques Hébert au retour de leur périple en Chine dans les années 60.

On sait ce qui a changé pour Justin Trudeau. Pour son frère Alexandre, c'est d'un ordre différent. Celui qui vit toujours dans la maison paternelle de l'avenue des Pins est maintenant lui-même père de trois enfants âgés de 9, 7 et 5 ans. La paternité a freiné ses ardeurs de grand voyageur tout comme ses ambitions de documentariste.

Zones de crise

Assise en face de lui au milieu de la mezzanine de La Presse, je lui lis les mots d'un correspondant de guerre qui évoque l'intoxication à l'adrénaline, au drame et au sang, vécue au coeur des zones en crise. Trudeau reconnaît les mots d'Anderson Cooper, mais ne partage pas sa vision.

«Ce que j'aimais des zones en crise, c'est que les êtres humains y sont à leur plus pur et à leur plus honnête. Pour le reste, la vie dans les zones en crise, c'est plate. Les sociétés ont arrêté de fonctionner, elles sont désorganisées. Les gens ne font qu'attendre. C'est assez déprimant.»

«Mais si j'ai fini par renoncer à tout ça, c'est d'abord à cause de mes enfants, mais aussi parce que j'espérais changer les choses avec mes documentaires. En fin de compte, rien n'a changé. Tout est parfois pire qu'avant et les gens, bien qu'ils soient mieux informés, semblent désensibilisés par les drames du monde», lance-t-il sur le ton toujours un peu haletant qui est le sien.

Pour ce qui est de la Chine, Alexandre Trudeau y a mis les pieds pour la première fois en 1990 avec son père et son frère Justin. Michel, le troisième de la fratrie qui a péri dans une avalanche en 1998, n'avait pas voulu être de ce voyage qui avait d'ailleurs été reporté d'un an à cause des évènements de la place Tiananmen.

Alexandre est retourné en Chine après la mort de son père en 2005 avec Jacques Hébert, après avoir écrit la préface d'une nouvelle édition de Deux innocents en Chine rouge. Puis il y est retourné seul à plusieurs reprises entre 2006 et 2008, et ce sont ces séjours qui ont inspiré Un barbare en Chine nouvelle.

Respect

Pourquoi barbare? Parce qu'au sens premier, le mot décrit l'étranger, celui qui ne parle pas la langue et ne comprend pas les codes de la civilisation où il a atterri, ce qui était le cas d'Alexandre Trudeau. Mais ce dernier se souvient aussi qu'au moment de mettre le pied en Chine, Pierre Elliott Trudeau avait lancé à ses fils: «Eille, les gars, ne vous comportez pas comme des barbares. Ayez un peu de respect!»

Or, du respect pour la Chine, Alexandre Trudeau n'en manque pas. C'est sans doute l'aspect le plus déroutant de son livre. Toutes les fois où Vivien, la jeune interprète chinoise qui l'accompagne, critique durement un gouvernement qu'elle juge corrompu et injuste, Alexandre Trudeau pondère la charge et cherche à lui faire voir le côté positif de la Chine nouvelle.

«C'est dans ma nature de me positionner contre, de manière à ce que mes interlocuteurs puissent sortir le meilleur de leurs arguments, explique-t-il. Mais il est vrai que je suis allé en Chine sans préjugés et sans notions préconçues, parce que je crois foncièrement que de juger la Chine, cette civilisation millénaire, sous le seul angle des droits de la personne est trop simpliste. D'abord la Chine n'a pas eu pendant sa longue et profonde histoire l'ombre d'une tradition démocratique. Et si je comprends très bien l'espoir des jeunes Chinois comme Vivien, qui veulent une société plus juste et plus démocratique, je crois qu'ils vont devoir attendre encore une ou deux générations avant que le changement se produise.»

Trudeau avoue que d'entrée de jeu, il était prêt à donner le bénéfice du doute au régime chinois, ne serait-ce qu'à cause de l'extraordinaire bond en avant que cette civilisation a su faire en un temps record, opérant au passage un miracle économique phénoménal.

«Et puis on ne peut pas sous-estimer comment leurs produits ont bouleversé notre monde, ajoute-t-il. Je me souviens que dans les années 80, on se faisait défoncer pour un walkman. Depuis, les objets, surtout électroniques, ont perdu leur valeur et sont devenus accessibles à tous. Quant au problème de la surconsommation, c'est un faux débat, dans la mesure où on est dedans. Et bien qu'on souhaite passer à autre chose, c'est loin d'être fait.»

Refusant d'accabler la Chine au sujet des droits de la personne, qu'elle bafoue constamment, il réplique plutôt: «N'oublions jamais que le culte de la liberté individuelle occidentale a été bâti dans le sang, avec une hache et une épée, par des conquêtes et des colonisations successives. La Chine, qui a toujours été isolée, avait d'autres défis à surmonter et, dans le contexte, le collectif a primé les besoins individuels.»

L'art avant la politique

Justin Trudeau a-t-il lu Un barbare en Chine nouvelle avant d'entreprendre son périple chinois? Son frère affirme que oui, et qu'il a bien apprécié le regard. Il ajoute: «Mais sa job est tellement différente de la mienne. Moi, je m'en contrefiche si le Canada vend son canola ou non à la Chine. Ce qui m'intéresse, c'est de mieux comprendre cette civilisation tellement différente de la nôtre et de le faire à la manière d'un archéologue de la pensée. Bref, la politique, ça ne m'intéresse pas tellement. Je préfère de loin l'art, la création et le voyage.»

Pas étonnant que le héros d'Alexandre Trudeau ces temps-ci ne soit pas Justin Trudeau mais le cinéaste Denis Villeneuve. Trudeau envie Villeneuve de pouvoir atteindre des millions de gens avec ses films. C'est ce dont il rêve pour lui-même un jour. En attendant, il planche sur un projet de fiction.

Il y a 13 ans, Justin pensait devenir ingénieur et Alexandre se voyait faire des documentaires pour l'éternité. Comme le dit un vieux proverbe pas vraiment chinois: seuls les fous ne changent pas d'idée.

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Un barbare en Chine nouvelle. Alexandre Trudeau. Traduit de l'anglais par Daniel Poliquin. Boréal. 328 pages. En librairie aujourd'hui.

Image fournie par Boréal

Un barbare en Chine nouvelle, d'Alexandre Trudeau