Avec Ce monde disparu, Dennis Lehane met un terme à son séjour - et au nôtre - chez la famille Coughlin. Une exploration qu'il a amorcée avec le monumental et fascinant Un pays à l'aube (2009), 750 pages bien tassées où se mêlaient histoire et fiction et dont l'un des filons suivait, en 1918, le patrouilleur Danny Coughlin - qui, appelé à jouer les taupes dans les rangs du syndicat des policiers de Boston, était graduellement gagné par la cause. Il a poursuivi avec Ils vivent la nuit (2013), où, en 1926, donc en pleine période de prohibition, Joe, jeune frère de Danny, optait pour... l'autre côté de la loi et faisait sa place au sein de la pègre bostonienne.

Cet ultime roman poursuit le voyage en compagnie de Joe. Nous sommes en 1943, il est maintenant veuf, il élève seul son fils Tomas et, à l'aube de la quarantaine, il a passé le flambeau à son ami Dion Bartolo. Pourtant, c'est sur la tête de Joe qu'un contrat a été placé. Pourquoi? Par qui? Tout ce qu'en sait le principal intéressé, c'est que l'échéance est dans huit jours. Tic-tac. Le compte à rebours est amorcé.

Trois livres, donc. Et qui dit trois livres dit (souvent) trilogie. Pas l'auteur de Mystic River et de Gone, Baby, Gone: «Pour moi, les trois tomes d'une trilogie s'appuient les uns sur les autres et doivent être lus dans l'ordre. Je ne pense pas que ce soit le cas ici. C'est l'histoire d'une famille et chaque roman s'attarde sur différentes époques telles qu'elles sont traversées par les membres de cette famille», indique le romancier et scénariste, joint au téléphone à Los Angeles où il vit depuis environ un an et demi.

Il a en effet quitté Boston, où se déroulent la grande majorité de ses écrits (dont les romans mettant en scène ses détectives privés Kenzie et Gennaro). «J'y retournerais demain, mais ma famille voulait vivre sous un climat plus chaud», rigole-t-il avant, plus sérieusement, d'indiquer qu'il est de plus en plus sollicité par Hollywood - à titre de scénariste pour la télé et pour le grand écran.

Télé plus que ciné

Ici, il ne cache pas sa préférence pour la première. De son expérience parmi les auteurs de The Wire et de Boardwalk Empire, il retient en effet combien il y a de similitudes entre écrire un roman et écrire un scénario pour le petit écran.

«[En télé,] vous accompagnez les personnages, vous les creusez et vous avez plus de contrôle sur le produit final. Scénariser un long métrage, c'est une autre paire de manches.»

«Vous faites votre travail, vous le remettez aux producteurs du film et vous n'avez aucune idée de ce que le réalisateur va faire avec, si on va engager un autre scénariste pour passer par-dessus ce que vous avez fait. Bon, je n'ai rien contre ça, c'est la nature du job. Simplement, c'est moins satisfaisant que d'écrire un roman ou une série télé.»

Il a goûté aux trois. Pour le cinéma, il a adapté sa nouvelle The Drop et, plus récemment, il a signé le remake d'Un prophète de Jacques Audiard.

«J'ai hésité avant d'accepter parce que l'original est un chef-d'oeuvre. Pour moi, c'était l'équivalent de réécrire Casablanca ! Honnêtement, je suis satisfait de mon travail, mais, à mes yeux, mon scénario n'est pas aussi bon que l'original. Il reste à voir, si ça se concrétise un jour, ce qu'un réalisateur et des acteurs de talent pourront parvenir à faire avec ça», confie Dennis Lehane qui, là comme pour l'adaptation d'Ils vivent la nuit que Ben Affleck tourne en ce moment, ne suit pas les développements une fois qu'il a mis le point final au volet du projet dont il est responsable.

La démarche sera la même pour Ce monde disparu, actuellement entre les mains d'une autre boîte de production. Le contrôle, ici, il l'a eu jusqu'à ce qu'il remette le manuscrit définitif à son éditeur. Bien assez pour l'écrivain exigeant qu'il est. Car ce livre lui a donné du fil à retordre.

Chercher la fin

Deux versions ont précédé celle que les lecteurs découvriront. La fin ne lui plaisait pas. «Pire que ça, je savais pertinemment que ce n'était pas la bonne. Quand je l'ai finalement trouvée, j'ai fait les ajustements nécessaires et j'ai aimé le livre qui, jusque-là, ne me satisfaisait pas. Alors, et alors seulement, j'ai pu remettre le manuscrit à mon éditeur», explique celui qui s'est fait connaître par ses romans policiers, mais qui a toujours voulu écrire sur les gangsters. «Parce que j'ai grandi en regardant ce genre de films et parce qu'il y a là une belle métaphore du capitalisme débridé tel qu'on le connaît en Amérique.»

Ainsi, ce n'est pas un hasard si son incursion chez les Coughlin, policiers de père en fils, a bifurqué vers le milieu de la pègre. «J'ai su que Joe serait un bandit à la moitié d'Un pays à l'aube.» Le personnage n'était alors qu'un gamin.

«J'écrivais une scène et... je l'ai vu tel qu'il serait un jour. J'avais mon gangster! Oui, il était encore un enfant, mais tout était là. La personnalité de gangster se crée à partir des dommages faits psychologiquement et émotivement et, en ce sens, Joe possédait la parfaite "biographie" menant au gangstérisme.»

Ce milieu lui permet également, comme il le fait depuis ses débuts, de naviguer dans l'ambiguïté morale. «Je ne vois pas le monde en noir et blanc. Ça doit être très sympa de voir le monde ainsi, mais je n'arrive pas à avoir cette perception des choses. Je ne pense pas qu'un gangster soit une bonne personne, mais je ne pense pas non plus qu'un banquier qui chasse les gens de leur maison à cause de la manière dont fonctionne notre système économique soit, moralement, très différent du gangster.»

Dennis Lehane aime son pays, oui. Mais d'un amour qui n'est ni blanc ni noir.

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Ce monde disparu. Dennis Lehane. Traduit par Isabelle Maillet. Rivages, 347 pages.

Lehane sur Lehane

Nous avons fait revenir Dennis Lehane sur quelques-unes de ses citations.

«Vous êtes susceptible de réussir si vous ne disposez pas d'un filet de sécurité.»

«Je pense que l'absence de sécurité aide l'ambition. Parce que si vous n'avez nulle part où atterrir, vous ne pouvez faire autrement que de vous débrouiller pour ne pas tomber. Ça aide à se concentrer sur le but que l'on vise.»

«N'écrivez pas plus de quatre heures d'affilée.»

«Et c'est déjà beaucoup! Après ça, il ne sort rien de très bon. C'est le temps de relire, de corriger, de lire autre chose ou de payer les factures.»

«Donnez un but aux personnages, quelque chose à vouloir.»

«Ce n'est pas de moi mais c'est vrai, c'est une vieille règle de l'écriture en fiction. Prenez Ulysse. Il veut rentrer chez lui. Une quête que tout le monde peut comprendre. Ça a donné L'odyssée

«Le problème avec les livres, c'est que tout le monde pense être capable d'en écrire.»

«Personne ne se dit, au saut du lit: «Je peux écrire une symphonie!» Mais beaucoup de gens pensent qu'ils peuvent écrire un roman. Nous qui le faisons vraiment pourrions leur dire que c'est peut-être un peu plus compliqué qu'ils ne le pensent.»

«L'intrigue de Shutter Island m'est venue en une nuit.»

«C'est vrai. Mais c'était dans des circonstances bien particulières et je ne pense pas que ça se reproduise un jour. Il se passait pas mal de trucs dans ma vie, c'était une période très stressante. Je me suis endormi et je me suis réveillé avec cette histoire en tête. Je me suis levé, je l'ai écrite. Et je suis retourné me coucher.»