Les yeux pétillants, la voix trépidante, Claude Jasmin se souvient de ses 17 ans comme si les quelque 60 années qui l'en séparent ne s'étaient jamais écoulées. Le tramway Saint-Denis, Édith Piaf, le restaurant de son père, le 551-A de la rue Cherrier où il retrouvait son Élyse, les soirées passées à danser le boogie-woogie ou le jitterbug, le carré Saint-Louis où il croisait Gaston Miron...

À l'aube de ses 84 ans, «l'enfant de Villeray» ne se lasse toujours pas de raconter ses histoires de jeunesse. Dans Élyse, la fille de sa mère, second volet d'une trilogie sur ses amours d'adolescent, le romancier relate avec affection les efforts infatigables de la vieille Armande Des Aulniers, déterminée à le séparer de sa fille. Il faut dire que la descendante du seigneur de Yamachiche n'a jamais supporté de le voir fréquenter la douce et timide Élyse, dont il était éperdument amoureux. «Ah, la mère... quand j'écrivais le livre, je l'haïssais encore!», admet-il avec fougue.

Il a fini par pardonner à la «mother», cette «méchante femme» qui l'avait fait éclater en sanglots et qu'il décrit dans son roman comme une «prison-mère», un «cerbère vêtu de robes antiques». Aujourd'hui, Claude Jasmin se dit même que la vieille Armande avait raison. «Elle était veuve, pas riche, elle voulait que sa fille épouse un bon parti. Je l'ai comprise, et je l'ai même excusée. Après avoir terminé le livre, j'ai fait la paix avec elle», confie-t-il.

De Villeray à la bourgeoisie de la rue Cherrier

Grâce à son formidable talent de conteur, Claude Jasmin nous replonge, avec ses deux plus récents livres, dans le Montréal d'il y a 60 ans. Et sa nostalgie est contagieuse. Il était fou de sa ville, se rappelle-t-il, même s'il n'a commencé à sortir du quartier Villeray qu'à l'âge de 15 ans, et qu'il se plaît à vivre dans la tranquillité de Sainte-Adèle depuis 35 ans.

«C'était une belle époque. J'ai eu une belle enfance, une jeunesse heureuse, et j'aime y repenser... Mais il n'y avait pas beaucoup de liberté dans ces années-là, ajoute-t-il après réflexion. Les gens étaient très puritains. Si on embrassait une fille dans la rue, les voisins et les passants n'aimaient pas ça. Il fallait toujours se cacher.» Dans les parcs avec Élyse, écrit-il, les restaurants quand il commençait à faire trop froid ou les bibliothèques, vu qu'il était souvent «cassé comme un clou».

La rencontre avec la vieille Armande, en 1948, a été son premier contact avec la «haute société». «Je n'avais jamais connu de bourgeois avant, s'exclame-t-il. Ma mère venait de Pointe Saint-Charles, mon père a été élevé sur une ferme. Ce n'était pas des gens prétentieux. Et voilà que pour la première fois de ma vie, on me disait que j'étais un roturier, un individu «de basse extraction». C'était un choc! C'était la première fois que j'avais quelqu'un devant moi qui avait de la classe et qui me faisait sentir que moi, je venais d'un milieu qui n'en avait pas assez.»

Pour illustrer le fossé entre «les classes», Claude Jasmin jongle avec les niveaux de langue dans son récit, montrant comment sa mère tâchait de bien parler en présence de ces bourgeois, alors qu'eux-mêmes étaient soucieux de prouver qu'ils pouvaient s'exprimer «comme tout le monde».

Ainsi, pendant que la vieille Armande tente d'expliquer au jeune Claude qu'elle cherche à protéger sa fille des «rastaquouères» qui sillonnent la ville, Élyse, fille unique issue d'un milieu froid et discret, déplore qu'elle ne «"fitte" pas pantoute» avec lui et sa gang. «L'instinct grégaire est puissant», souligne le romancier, qui a d'ailleurs reçu plus d'une gifle de sa mère lorsque, pour ressembler aux autres, il utilisait des mots comme «verrat».



Écrire sur sa vie, murmure-t-il, c'est comme une purgation. Claude Jasmin est un sentimental. Un grand romantique aussi, qui dit avoir «fait carrière dans la nostalgie», notamment avec La petite patrie, et qui a ressenti le besoin de faire le bilan de ses amours de jeunesse. «Anita, je l'ai jetée, et [Élyse], elle m'a jeté», ironise-t-il en ressassant l'histoire d'amour qui a inspiré le premier volet paru l'an dernier, Anita, une fille numérotée. La jolie Polonaise de la rue Clark à qui il a souvent pensé au fil des ans, honteux de l'avoir lâchement abandonnée.

Après Anita et Élyse, c'est Angéla qu'il souhaite maintenant faire revivre. À la fin d'Élyse, la fille de sa mère, il évoque d'ailleurs cette «belle Italienne lumineuse de la rue Drolet» qui lui a fait découvrir la Petite Italie des années 50.

«Son père, dès qu'il me voyait, il criait: «Angéla, Angéla, alla casa!»», raconte-t-il, inépuisable, l'esprit déjà ailleurs. Il nous faudra pourtant faire preuve de patience, puisque Claude Jasmin n'écrit que l'hiver - un roman par année depuis 1960. Il profite de l'été pour nager dans le lac qui borde sa maison des Laurentides, lire sur la Kindle qu'il se réjouit d'apprivoiser, dessiner et tenir son blogue. D'ici là, il continuera de mûrir ses souvenirs et nous donne rendez-vous l'an prochain, parce qu'il en a encore beaucoup à dire.

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Élyse, la fille de sa mère. Claude Jasmin. XYZ Éditeur, 163 pages.