L'écrivaine Lionel Shriver ne mange qu'un repas par jour, court plusieurs kilomètres par semaine, s'entraîne intensément et doit peser 40 kg tout habillée. Elle croit à la nécessité de s'alimenter sainement tout en étant convaincue qu'il vaut mieux avoir faim qu'être repu. Au sens propre comme au sens figuré.

Est-ce pour cela que celle à qui on doit le troublant roman Il faut qu'on parle de Kevin a décidé d'aborder le problème de l'obésité dans Big Brother, son nouveau roman qui paraît cette semaine chez Belfond?

«Ça n'a rien à voir nommément avec moi», répond la blonde athlétique et filiforme de 57 ans, au milieu d'un hôtel boutique du Vieux-Montréal où elle était de passage la semaine dernière.

En prenant place à ses côtés, je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer sa taille de petite fille musclée qui lui donnait l'air de flotter dans le fauteuil en osier où elle était sagement assise. Avant même d'entreprendre l'entrevue, nous étions déjà dans le vif du sujet.

«La première chose qu'on remarque chez les autres quand on les rencontre, c'est leur taille. On n'y peut rien. C'est comme ça. Ce qui a inspiré ce livre, c'est à la fois une expérience personnelle et le fait qu'en Amérique, la nourriture et le poids sont la grande obsession de l'heure, comme en témoignent les dizaines d'émissions de cuisine et de perte de poids qui, d'un côté nous poussent à nous empiffrer et, de l'autre, nous font sentir coupables.»

Lionel Shriver parle de la télé américaine alors qu'en réalité elle vit à Londres depuis des lustres et ne revient dans son appartement de Brooklyn que quelques mois l'été. Mais pour écrire Big Brother, elle n'avait pas vraiment besoin de regarder la télé. Elle n'avait qu'à se tourner vers son frère Greg, un ingénieur de son qui, avant de mourir d'insuffisance respiratoire à 55 ans, pesait environ 400 lb. Le roman lui est dédié.

«Je n'avais pas vu Greg depuis un an et demi quand il est mort, mais après coup, je me suis demandé si j'aurais pu faire quelque chose pour l'aider. J'en doute, mais j'ai quand même voulu explorer cette question dans mon roman.»

Avec le style tranchant et caustique qui est le sien, Lionel Shriver radiographie avec autant de force d'évocation l'obèse qu'est Edison dans Big Brother que le psychopathe qu'était Kevin dans Il faut qu'on parle de Kevin. Et si l'humour vient par moments sauver la lourdeur du drame qui se joue entre Edison et sa soeur Pandora, Lionel Shriver ne manque pas de nous asséner un coup de massue avec un rebondissement de taille à la fin du récit.

Ce rebondissement spectaculaire et parfaitement réussi est tout à fait à l'image de cette femme qui peut paraître revêche, mais qui en réalité ne souffre pas les faux semblants et qui préfère être lucide plutôt que se bercer d'illusions. Avec elle, les contes de fées ont la vie dure.

Sachant qu'à chaque entrevue, elle se fait demander pourquoi elle a changé son prénom de Margaret Ann pour Lionel, j'évite de lui poser la question. Elle me remercie, soulagée de ne pas avoir à expliquer pour la énième fois pourquoi, à 15 ans, elle a réalisé que la vie des hommes était plus facile que celle des femmes et s'est rebaptisée en conséquence. En revanche, je lui demande si elle est liée aux Shriver du clan Kennedy. D'un air gentiment narquois, elle me répond: «On est probablement de très lointains cousins, mais non, Maria [Shriver] ne m'envoie pas de carte à Noël.»

Née à Gastonia, en Caroline-du-Nord, formée dans les grandes institutions de Barnard et de Columbia, Lionel Shriver n'a pas connu une vie meilleure ni plus facile grâce à son prénom masculin. Lorsque le succès d'Il faut qu'on parle de Kevin lui est tombé dessus, elle avait 46 ans et sept autres romans qui étaient passés sous le radar sans lui rapporter une once de reconnaissance ni de droits d'auteur.

D'ailleurs, Il faut qu'on parle de Kevin a failli mourir au feuilleton après avoir été refusé par 28 maisons d'édition en Grande-Bretagne. C'est finalement HarperCollins qui misa sur ce roman épistolaire raconté par la mère de l'auteur d'une tuerie dans une école, laquelle s'en veut amèrement d'avoir mis au monde un monstre.

Est-ce la peur d'engendrer un psychopathe comme Kevin qui a poussé Lionel Shriver à faire une croix sur la maternité?

«Disons que la peur d'engendrer un psychopathe était au bas d'une longue liste de raisons de ne pas avoir d'enfant, qui se résume peut-être par une absence de générosité ou même d'hospitalité de ma part», lance-t-elle avec autodérision.



Reste que grâce à ce livre devenu un best-seller mondial et plus tard un film mettant en vedette Tilda Swinton, Lionel Shriver a goûté pour la première fois au doux nectar du succès.

«Et vous savez quoi? Ce n'est pas si gratifiant que ça, plaide-t-elle. On se dit à tort que le jour où notre grandeur sera enfin reconnue, ce sera un triomphe exaltant. Mais dans la réalité, ça ne se passe pas comme ça. On se retrouve avec un nouveau lot de problèmes à régler qui n'ont rien d'exaltant. Cela dit, la reconnaissance de ses pairs, ça fait toujours du bien. Mais la célébrité? C'est une valeur creuse, à la limite, gênante. Je ne vois vraiment pas l'intérêt d'être connue par un paquet de monde que je ne connais pas et que je n'ai jamais vu de ma vie. Mais je suis un écrivain, alors la célébrité ne me menace pas vraiment.»

Si le succès n'est pas un moteur, on peut se demander pourquoi Lionel Shriver continue d'écrire des livres et surtout, pour quelles raisons écrit-elle? Pour être utile socialement? Pour changer le monde?

«S'il est vrai que dans mes livres, j'aborde des problèmes sociaux comme la violence dans les écoles ou l'obésité, je ne le fais pas pour dispenser des conseils pratiques. Par exemple dans Big Brother, je ne dis pas aux gens comment maigrir et je ne fais surtout pas l'apologie des régimes. J'écris parce que ce qui se passe dans la société m'intéresse et m'interpelle et parce que j'estime que la fiction, bien plus que les essais ou les traités sociologiques, donne une profondeur et une valeur accrue à ces problèmes.»

Lionel Shriver fait donc oeuvre utile un peu malgré elle, mais toujours avec le souci de toucher ses lecteurs au coeur. «Comme lectrice, il n'y a rien que j'aime mieux que de lire un roman qui a une résonnance avec ce que je ressens intimement. On se sent moins seul dans ce temps-là. Le livre devient un compagnon. J'aspire à être ce compagnon-là pour mes lecteurs.»

Lionel Shriver revient une dernière fois sur l'idée que la faim et le manque sont à ses yeux mille fois plus porteurs que l'abondance et l'excès. C'est le grand message de Big Brother.

Son seul regret, c'est que son frère soit mort sans le comprendre.

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Big Brother, Lionel Shriver, Belffond, 452 pages.