«Argh! ... J'ai horreur quand les gens l'appellent "Mandela" et non Monsieur Mandela. C'est un tel manque de respect!», s'emporte Zelda la Grange, en levant ironiquement les yeux au ciel. «Tu ne trouves pas qu'elle ressemble à Grace Kelly aujourd'hui?», renchérit son attaché de presse de la maison Penguins, qui s'est joint à notre discussion sur une terrasse de Johannesburg. En ce vendredi après-midi de juin, cette rencontre avec la plus illustre des inconnues d'Afrique du Sud s'apparente décidément à un apéro convivial pour marquer le début du week-end.

«C'est une collègue, en 2009, qui m'a convaincue de raconter mon histoire», dit Zelda de sa voix grave et imposante. Elle craignait que j'oublie tout.»

Il y a six mois, le monde entier pleurait la disparition de Nelson Mandela. Et parmi les plus éplorés figurait certainement Zelda la Grange, infatigable et loyale assistante de Madiba qui publie ces jours-ci Bonjour Monsieur Mandela, un récit autobiographique lancé simultanément en neuf langues.

À 43 ans, cette grande et solide fille afrikaner, qui fume des cigarettes «slims» et roule ses «r» avec un fort accent du pays, possède en mémoire une mine d'or d'événements marquants et d'anecdotes sur Nelson Mandela, qui fut son patron de 1994 jusqu'à sa disparition, en décembre 2013. Pendant la semaine de deuil en décembre dernier, la ministre de la Défense Nqakula a salué le dévouement de la Grange, rappelant que cette dernière n'avait jamais eu le temps d'avoir un petit ami pendant ces 20 ans de loyaux services.

«La plupart des gens de mon âge se sont mariés et ont eu des enfants. Mais moi, j'ai eu la chance extraordinaire d'avoir comme mentor Nelson Mandela. J'étais si jeune et "verte" à mes débuts, mais Nelson Mandela m'a forgée», raconte Zelda la Grange, dont le charisme n'a d'égal que son humilité. «Sylvie, je vous assure que si Nelson Mandela vous avait choisie pour accomplir cette tâche, vous auriez fait aussi bien, sinon mieux que moi.»

Avec les plus grands



Celle qui est devenue sa «petite-fille honorifique» a accompagné Madiba au Kremlin, en Israël comme en Corée du Sud. Elle était là quand son patron a reçu dans sa chambre d'hôtel Xanana Gusmao, leader du mouvement d'indépendance du Timor oriental. Zelda a observé Madiba en train d'épauler un Bill Clinton secoué par l'affaire Lewinsky, ordonné au maire Michael Bloomberg de se montrer moins brusque à l'endroit d'un Madiba vieillissant, expliqué à un Mandela déconnecté de l'actualité culturelle qui était Brad Pitt, freiné les ardeurs d'une Spice Girl qui voulait offrir un cadeau d'anniversaire au jubilaire du concert 466 664, commandé des koeksisters (pâtisseries afrikaans) tout spécialement pour Charlize Theron...

D'abord embauchée en 1994 comme dactylo au sein de l'administration présidentielle, cette «authentique fille de ferme», comme aimait l'appeler Madiba, est devenue l'indispensable bras droit du président, celle qui multipliait les allers-retours entre Le Cap et Johannesburg, organisait les vols en jet privé, les rencontres officielles, veillait à ce que le président puisse manger ses plats préférés partout où il se trouvait et répondait aux incessants appels de son patron à toute heure du jour ou de la nuit.

Au fil des quelque 400 pages de ce page-turner, celle qui est surnommée Zeldina revient sur les premières années de la présidence de Mandela, raconte comment elle a tout appris «sur le tas», dîné avec les rois et reines de ce monde, géré les horaires impossibles du président, répondu à l'avalanche de courrier, organisé les fêtes de Noël pour des milliers d'enfants, contacté l'ambassadeur du Japon pour obtenir une PlayStation pour les petits-fils de Madiba...

Et elle décrit comme les «années folles» la période entre 1999 et 2004, où Nelson Mandela s'est réinventé en humanitaire planétaire qui rencontrait les Chirac, Bush et Jean Chrétien pour stimuler les investissements étrangers en Afrique du Sud, et qui était devenu une icône auprès de qui toutes les célébrités de la planète voulaient s'afficher. Ce même Madiba qui se permettait, par exemple, de dire à la reine Élisabeth qu'elle avait perdu du poids...

«C'est la première fois que cette dernière portion de la vie de Nelson Mandela est racontée dans un livre», précise-t-elle.

L'ombre blanche de Mandela



Zelda la Grange a déjà eu dans son carnet d'adresses les numéros personnels de Michael Jackson, Morgan Freeman, Bono, Oprah et Annie Lennox. Elle considère Graça Machel (la troisième épouse de Nelson Mandela) comme sa seconde mère et a personnellement veillé à ce que Richard Branson, Oprah et d'autres dignitaires soient accrédités pour les funérailles nationales de celui qu'elle appelait tendrement «Khulu» (grand-père).

«Si je ne m'en étais pas occupée, qui l'aurait fait?», lâche celle qui, encore remplie d'amertume, juge que les funérailles de Madiba ont été chaotiques, improvisées et irrespectueuses pour les proches de Madiba. Même la troisième épouse, Graça Machel, a dû demander une accréditation pour assister aux funérailles, écrit-elle dans la dernière portion de son livre, qui révèle aussi que les derniers mois de la vie de Madiba ont été assombris par les conflits familiaux, les traitements médicaux inadéquats et les visites inopinées qui étaient déplacées vu le grand âge de Madiba. Deux mois avant la fin, Zelda a pu faire ses adieux à son bien-aimé Madiba très affaibli par son infection pulmonaire.

«Les gens qui me connaissent savent que je suis une personne vraiment ordinaire!», jure Zelda. Elle attribue son parcours hors du commun à la chance et dit que son sens du devoir lui a été transmis par son éducation afrikaans. «À 23 ans, je n'avais pas d'ambition. Et je n'en ai pas plus aujourd'hui», confie celle qui, à la fin de son livre, affirme qu'elle ne sait toujours pas ce qu'elle fera du reste de sa vie.

Le plus stupéfiant, pour le lecteur de Bonjour Monsieur Mandela, est sans doute d'apprendre que celle qu'a choisie Mandela pour devenir son assistante était une Afrikaner issue d'une famille qui défendait la ségrégation raciale. Zelda la Grange avoue avoir voté Non au référendum sur le projet d'accorder le droit de vote aux «non-Blancs» d'Afrique du Sud. Comme ses parents et les membres de sa communauté, Zelda la Grange voyait Mandela comme un terroriste, «l'ennemi numéro un».

Profonde remise en question



«À l'âge de treize ans, j'étais devenue raciste. Jamais je n'aurais dû devenir l'assistante de Nelson Mandela...», écrit celle dont tout le système de croyances s'est effondré à partir du moment où elle a serré la main du président Mandela.

«Du moment où je me suis retrouvée dans l'entourage de Nelson Mandela, j'ai compris que tout ce qui m'avait été inculqué à propos de cet homme était différent de la réalité. Cela a entraîné une profonde remise en question de mes valeurs: pour le coup, je ne savais plus ce qui était bien et ce qui était mal. C'est à partir de ce moment que je suis devenue moi-même», affirme-t-elle.

Certes, son parcours aux côtés de Madiba n'a pas toujours été facile. Il y a eu les discordes avec certains membres de la famille Mandela, les bâtons dans les roues imposés par l'ex-président Mbeki qui n'appréciait guère le rayonnement de son prédécesseur et la dissociation graduelle avec certains de ses vieux amis afrikaans restés dans la pensée conservatrice.

Au palmarès de ses «moments Mandela» préférés, Zelda cite une nuit, en Corée du Sud, où son patron tenait à ce que tout le monde reste réveillé jusqu'à ce qu'il réussisse à avoir au téléphone sa femme Graça Machel. «C'était émouvant de voir qu'il tenait absolument à lui parler avant d'aller au lit.» Elle se remémore aussi l'enthousiasme sur le visage de Mandela quand l'Afrique du Sud a été choisie, à Zurich, pays hôte de la Coupe du monde de 2010.

Bonjour Monsieur Mandela sera-t-il transposé au grand écran? Zelda la Grange affirme l'ignorer. Pour le moment, elle espère simplement que la publication de cet ouvrage lui permettra de finir son deuil et de clore cet incroyable chapitre de sa vie. «À présent, je veux une vie paisible.»

Bonjour Monsieur Mandela

Zelda la Grange

Edito, 457 pages

Photo fournie par Gallimard Limitée